Le transport maritime a mis un temps inestimable pour se débarrasser des choses encombrantes en pontée et voilà que des millénaires après l’apparition sur le Nil d’un bateau équipé d’un mât et d’une grande voile carrée avec une assistance à la galère, la propulsion vélique fait son retour par la grande porte des technologies avancées.
« On sait bien mieux utiliser le vent aujourd'hui », place d’emblée Yves Parlier, légende de la course au large et formidable ambassadeur de la propulsion vélique. « Les techniques ont considérablement évolué, notamment le kite, qui peut développer une force phénoménale au portant. De tous les dispositifs véliques, il est, à surface égale, le plus performant, a l’empreinte environnementale la plus faible, ne génère pas de couple de chavirage, comme un mât et une voile, ni de traînée. Il n’empiète pas sur les marchandises et ne gêne pas le déchargement. Il est idéal pour le rétrofit », énumère celui qui a intégré en premier un mât en fibre de carbone sur son monocoque.
L’ingénieur-marin est aujourd’hui embarqué dans l’aventure commerciale de la société Beyond the Sea et de son kite en traction principale (à terme), sans mât, et avec une voile tissée à base de vectran, développée par le spécialiste lyonnais des tissus techniques Porcher. Avec son système, l’entreprise espère faire économiser aux armateurs 20 % sur la facture carburant.
Une culture du moteur à combustion
Dans le vent compte tenu de l’urgence climatique, la propulsion vélique, qui a emballé les Parlier et Desjoyaux, va néanmoins devoir encore ramer pour avoir toute sa place parmi les énergies du futur et sortir du succès d’estime ou du soutien psychologique dans lequel elle est encore cantonnée.
La monoculture du moteur à combustion est tenace. Parvenir à remplacer les 235 millions de tonnes de fuel consommés annuellement, exonérés de taxes, peu chers et aux performances énergétiques inégalées par des sources d’énergie plus propres dans un temps court est une gageure. Les quelque 11 milliards de tonnes de marchandises à bord des quelque 50 000 navires marchands adressent chaque année à la planète une facture climatique de l’ordre du milliard de tonnes de CO2.
À la recherche de l'élixir vert miracle
Les solutions pour décarboner immédiatement le transport maritime, qui consistent simplement à réduire la consommation énergétique, sont à portée de pragmatisme mais la R&D court désespérément derrière l’élixir vert miracle, qu’il s’appelle biocarburant, méthanol, ammoniac, hydrogène ou pile électrique. Or, les carburants en rupture radicale avec les énergies fossiles sont à horizon lointains, seront à partager avec d'autres secteurs et surtout n’auront pas la même densité énergétique volumique (le nucléaire excepté) que le pétrole.
Un consensus se fait jour : il va falloir combiner plusieurs mesures d’ordre opérationnel et technique pour opérer le virage. C’est dans cet esprit qu’a été rédigée la feuille de route du shipping français.
Le ralentissement de la vitesse des navires et le recours aux solutions véliques – qu’il s’agisse d’ailes rigides ou semi-rigides, kite ou rotors, à profil aspiré, mince ou épais –, en complément d’une motorisation principale pourraient déjà soulager une planète suffocante dont le désastre écologique ne cesse de se préciser.
« Avec le vélique, on est amené à revoir de fond en comble nos grilles d’analyse. On sait qu’on optimise si on réduit un peu sa vitesse et cela nécessite du coup de revoir la réorganisation de la chaîne logistique », souligne Lise Detrimont, déléguée générale de Wind Ship, l’association qui fédère depuis 2019 les pionniers de la filière. Les néo-armateurs, comme ils sont désormais qualifiés, « sont extrêmement ambitieux en termes de décarbonation. Ils vont non seulement jouer sur les émissions générées dans la phase de transport maritime mais aussi proposer des solutions pour que leurs navires arrivent au plus proche des zones production ou de livraison. Les phases de pré et post-acheminement, les plus émissives, impactent notre empreinte carbone. Cette façon d'appréhender est la fois un changement de pratique et d’usages. C’est nouveau et innovant ».
Un récit politique à adosser
Du pain béni pour construire un récit politique. En ouverture du rendez-vous dédié au transport maritime à voile, Wind for Goods, qui s'est tenu le 1er et 2 juin à Saint-Nazaire, les représentants de Nantes Saint-Nazaire Développement et de la région Pays de la Loire, qui en sont à l’initiative, ne s’y sont pas trompés. Deux messages politiques en sont ressortis. Le premier, porté par Claire Hugues, la vice-présidente de la Région Pays de la Loire aux Affaires maritimes, a insisté sur le « destin industriel de Saint-Nazaire-Nantes », les « enjeux de l’économie vélique autour des énergies et du climat » et l’avènement d’une filière offrant des métiers chargés de sens à des jeunes générations qui cherchent à donner du contenu à la valeur travail.
Le deuxième, plus engagé encore, a été transmis par Francky Trichet, vice-président de Nantes Métropole, en charge de l'Innovation et de l'International. « Nous représentons certes des territoires mais nous avons vocation à faire du lobbyng à l’échelle européenne sur ces sujets pour obtenir ce dont les acteurs de la filière ont besoin d’un point de vue réglementaire et financier. Nous devons aussi mobiliser nos institutions pour réclamer un grand plan. La France a un atout et peut-être une opportunité unique, comme on a pu en connaître autrefois sur d’autres technologies, d’ancrer une souveraineté sur cet enjeu-là »
Après avoir réuni, en 2021, 600 visiteurs et 17 exposants, la seconde édition revendiquait 800 inscrits et 50 exposants dont 11 internationaux. Ce que d'aucuns interprètent comme un signe que le vent de la reconnaissance est en train de tourner.
Pas besoin d’être transformé, raffiné et stocké
Eole a des atouts inégalables et qui resteront inégalés par rapport aux nouvelles technologies de carburants aux coûts qui s’annoncent faramineux. Il n’a pas besoin d’être transformé, raffiné et stocké. Il est inépuisable, gratuit et immédiatement disponible.
Les technologies véliques et les matériaux évoluent très rapidement, associant les lois de l’aérodynamique et de l'hydrodynamique. Les outils d’aides à la navigation, type routage embarqué, se sophistiquent et permettent de gérer l’intermittence du vent.
Une filière se structure et s’étoffe avec l'émergence d’une armada de néo-armateurs – Grain de Sail, Towt, Neoline, Beyond the Sea, Vela, Windcoop, Wisamo, Zéphyr & Borée, etc. –, qui ont plusieurs navires en commande –, et d’équipementiers (Ayro, SeaWings, CWS...).
Les concepts sont à des niveaux de TRL (maturité technologique) variables, certains encore au stade de prototypes, d’autres aux essais en mer, mais les pionniers sont sur la voie de la commercialisation. Trois usines sont en cours de construction en France, avec Ayro à Caen, CWS à Saint-Nazaire qui vient d’être annoncée (cf plus bas) et une autre avec les Chantiers de l’Atlantique et son Solid Sail.
« On a la chance en France d'avoir une vraie effervescence de projets et des acteurs qui se sont positionnés sur des types de navires, des choix de propulsion véliques quasiment tous différents et ainsi d'avoir un terrain d'expérimentation exceptionnel », retient pour sa part Louise Chopinet, directrice générale de Windcoop, revendiqué comme étant « la première compagnie de transport maritime décarboné en coopérative ». Fondée par Matthieu Brunet, président d’Arcadie, et Julien Noé, à l'origine d’Enercoop et de Zéphyr & Borée, elle ambitionne d'opérer son premier porte-conteneur à la voile en 2025 pour transporter des épices et des fruits entre la France et Madagascar.
Une filière qui se structure
Le fait qu’on puisse quasiment toutes les citer témoigne d’une filière encore construction. Néanmoins, « la commande de cinq porte-conteneurs assistés à la voile par Zéphyr & Borée pour le compte d’une association de chargeurs français est un signal fort car le porte-conteneur n’est pas le plus facile à aborder », reconnait Lise Detrimont.
« Il aura fallu douze ans pour installer vingt-quatre ailes depuis la première embarquée en 2010, mais seulement un an pour vingt-quatre de plus. C’est dire l’accélération », se félicite Gavin Allwright, le secrétaire général d’International Windship Association. « Nous sommes dans des processus de décision longs car avant de franchir le pas, les armateurs ont besoin de retours d’expérience, de preuves de concept et de réassurance sur certains points ».
Seule une cinquantaine de voiles sont embarquées à ce jour mais le porte-parole international, se dit, lui, incapable de citer toutes les entreprises tant il y a de concepts dont ne sait pas aujourd’hui lequel sera le plus performant. « Il y a de plus en plus de gréements proposés. La courbe de l’innovation est en train de décoller », témoigne-t-il.
De la lumière et des capitaux
Faire la preuve de son efficience, de sa fiabilité, et de son opérabilité... Il en va de la crédibilité de cette industrie naissante dont dépendent l’octroi et la sécurisation des financements. « La difficulté est désormais la maturité commerciale, confirme Lise Detrimont, après la vallée de la mort, il y a le gouffre de mort commercial, ce temps où il faut assurer les premières commandes pour enclencher l’industrialisation des premières séries de façon à réduire le coût de production ».
Un passage très délicat car c’est précisement le moment où il y a une usine à construire et un outil de production à mettre en œuvre. « On est sur des demandes capitalistiques très importantes et même un fonds d’investissement à impact hésite à prendre le risque », ajoute-t-elle.
Ce n'est pas une mince affaire pour l’armateur non plus, rappelle Nelly Grassin, responsable Environnement chez Armateurs de France car « on manque encore de vrais retours sur expérience sur la robustesse et l’efficacité des équipements. La décarbonation de la flotte marchande suppose des investissements colossaux et on ne peut pas se tromper ». L'assurance sur le risque voudrait donc qu’un certain nombre de navires soient équipés. Mais sans « first users », point d'industrialisation.
« On part avec des avantages certains puisqu'on a un moteur pas très cher et un carburant gratuit. Partant, on sait que le système peut devenir rentable demain. Encore faut-il le déployer pour qu'il le soit », appuie Yves Parlier.
Un écosystème à construire
Aiguillons du rendement économique des solutions véliques : les coûts des futurs carburants et le prix donné à la taxe carbone. C’est dans sa capacité à trouver des dispositifs qui vont permettre de dépasser cette phase que la représentation de la jeune filière est attendue. « La régulation est capitale, le portage politique crucial. Au Japon, des aides publiques sont déjà allouées », défend Gavin Allwright.
À cet égard, c’est tout un écosystème qui doit avancer en même temps, soutient-il. Il faut des politiques publiques, un cadre réglementaire pour décourager les énergies fossiles et/ou inciter le recours à des carburants verts, des polices d’assurance spécifiques (voire des primes incitatives), des dispositifs de financements adaptés, des référentiels à jour dans la classification...
Le cadre réglementaire se met en place
La réglementation frappe à la porte. La stratégie, qui a fait consensus au sein de l’Organisation maritime internationale (OMI) en 2018, visant à réduire l’intensité carbone de chaque navire de 40 % d’ici 2030 et à diminuer les émissions de gaz à effet de serre de l’ensemble de la flotte mondiale de 50 % d’ici 2050, sera sans doute resserrée cette année pour viser le zéro net émissions.
Des directives européennes viennent se superposer avec le paquet législatif Fuel UE maritime et une série d’indicateurs qui mesureront l’intensité carbone du carburant utilisé à bord.
« Il se trouve que dans cette réglementation, l’énergie du vent à l’origine n’était pas intégrée et du coup, pas valorisée. On a obtenu un facteur de récompense mais pas à la hauteur de sa contribution. On a encore du travail », ne désarme pas Lise Detrimont.
Si le vélique n’est pas encore tout à fait une évidence pour les armateurs qui se classent eux-mêmes dans la catégorie conventionnelle, « la décarbonation en est une », nuance Nelly Grassin. « Et le vent a toute sa place dans le mix énergétique », ajoute-t-elle.
Une évidence pour tout le monde ?
L’intérêt des armateurs est éveillé, soutient Gavin Allwright. Ainsi, en France, faut-il lire l’investissement de CMA CGM dans Neoline ou de LDA dans TradeWings. L’armateur bordelais Socatra est le premier client de Norsepower sur le marché français, don les mâts rotors vont équiper son pétrolier Alcyone.
La compagnie marseillaise Marfret a équipé son Niolon des ailes rigides Ventifoils développées par le néerlandais Econowind. Un dispositif plug and play qui se replie dans un conteneur lorsqu’elles sont inutilisées et qui s’adapte sans contraintes aux ro-ro en service.
La compagnie maritime nantaise (CMN) met, elle, à l’épreuve la Wisamo de Michelin, une aile qui se gonfle à l’air à basse pression, orientable à 360° avec un mât télescopique haut de 17 m qui se rétracte dans un « nest » capotable.
« L'évidence advient pour l’armateur, pointe Jérôme Navarro, le patron de la CMN (groupe Sogestran), quand cela devient une exigence de votre client et elle l’est quand le destinataire final la réclame ».
Tout repose sur les chargeurs
Les chargeurs semblent en effet « moteurs ». C’est l’Association des chargeurs pour un transport maritime décarboné, une organisation cofondée par France Supply Chain et l’Association des utilisateurs de transport de fret (AUTF), qui est à la source de la commande passée par Zéphyr & Borée d’une premier série de cinq porte-conteneurs assistés à la voile.
C'est Biocoop, qui a donné l’impulsion nécessaire à Windcoop pour la mise sur cale de son porte-conteneurs. Le distributeur national de produits bio s’y est engagé au point de devenir sociétaire de la compagnie. « Nous avons commencé à travailler sur notre empreinte carbone il y a 15-20 ans tant et si bien que notre logistique a été passée au crible, en amont et en aval ». L’entreprise a commencé à avoir recours à de vieux gréements pour ses premières expériences mais est désormais « ravie » de pouvoir passer à l’échelle grâce au développement de l’offre.
« Oui, le consommateur est la clé. Oui, cela lui coûte plus cher aujourd’hui mais le carbone du produit peut devenir un argument aussi important dans la décision d'achat que ne l’a été le bio à un moment. Nous sommes une entreprise engagée à accompagner ces transformations sociétales. Cela passe par un changement fondamental dans le transport maritime », explique le porte-parole de l'un des pionniers du bio.
Neoline, un cas symptomatique
« Le transport à la voile a un coût aujourd’hui ressenti par les chargeurs, un peu moins par le consommateur en raison de la dilution du coût du transport, reconnait Yves Parlier. Les normes réglementaires se mettent en place et vont générer des surcoûts. Il faudra aussi s'attendre à une plus grande volatilité dans les prix des énergies fossiles. Nous sommes à l'abri de ces variations ».
L’engagement des chargeurs ne suffit pas toujours. Neoline est un cas d’école. L’entreprise a achoppé sur les derniers millions pour boucler son plan de financement qui aurait dû lui permettre de lancer la construction de son premier roulier propulsé principalement à la voile plus rapidement.
Pour autant, la compagnie maritime avait assez rapidement rempli toutes les conditions sur un plan technique, industriel et commercial, son offre ayant convaincu des chargeurs de renom parmi lesquels Renault, Bénéteau, Manitou, Clarins, Hennessy, Longchamp, Michelin...
Dans un secteur à haute intensité capitalistique, l'aversion aux risques – eNeoline incarne une rupture dans la propulsion d’un navire –, est aussi tenance que le bon vieux moteur à combustion interne. Si les discours sont au renouveau énergétique, la réalité reste accrochée aux vieux standards.
Adeline Descamps
À suivre la seconde partie de l'enquête [Propulsion vélique 2/2] Retours sur expérience véliques
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CWS implante la fabrication de ses ailes sur le foncier du port de Saint-Nazaire
À l’occasion du Wind for Goods, l’événement consacré à la filière vélique qui s’est tenu à Saint-Nazaire les 1er et 2 juin, CWS (Computed wing sail), entreprise basée à Paris, a annoncé l’implantation d’un bâtiment de 10 000 m2 sur l’emprise de l’ancien terminal fruitier du port nantais. C'est là que sera assemblée l'aile sur laquelle l'entreprise travaille depuis 2014, date du premier brevet déposé.
La start-up a ainsi développé une voile d'une superficie de 324 m2, de 36 m de haut quand elle est déployée et de 21 m une fois pliée, sur 9 m de large, entièrement rigide, inversible (pour utiliser les vents de bâbord ou de tribord) et asymétrique. L'entreprise garantit une propulsion régulière, aux effets de dérive limités, même par grande vitesse.
« Nous avons développé et qualifié en soufflerie un profil asymétrique optimal qui fournit plus de puissance et permet de mieux remonter au vent. Notre technologie permet d’inverser ce profil et donc de déployer une aile asymétrique entièrement rigide sur bâbord et tribord amure, tout en divisant par deux la hauteur et en annulant quasiment le fardage dans une position symétrique », explique Bruno Toubiana, co-fondateur de CWS, qui annonce le lancement de la production pour début 2024.
« Dès la fin 2025, nous serons en mesure de produire une aile par semaine et nous devrions créer entre 200 et 250 emplois d’ici 2025 ».
Une aile par semaine en 2025
Les premières séries devraient équiper la première flotte de porte-conteneurs assistés à la voile à partir de 2025, annonce le dirigeant, qui prévoit de livrer 60 ailes entre 2025 et 2026. Il fait référence à la commande de Zéphyr & Borée pour le compte de l’Association des chargeurs pour un transport maritime décarboné, une organisation cofondée par France Supply Chain et l’Association des utilisateurs de transport de fret (AUTF).
CWS est par ailleurs un des membres du consortium composé de Zéphyr & Borée, GTT et Centrale Nantes, qui a été retenu parmi les lauréats de l’appel à projet du Corimer piloté par l’État, avec son projet Mervent 2025 visant à développer un porte-conteneur à propulsion vélique composé de six ailes.
A.D.