Mer Rouge : surcoûts d'exploitation et désordres durables ?

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Depuis que les principaux transporteurs ont annoncé la suspension de leur navigation en mer Rouge et dans le détroit de Bab-el-Mandeb pour éviter de se faire canarder par les tirs de drones et de missiles, toutes les boussoles s’affolent. Les taux de fret surréagissent. Les compagnies ont ouvert les parapluies en empilant les surcharges pour perturbations opérationnelles.

Pas de trêve des confiseurs en mer. Les attaques des pirates politiques Houthis auront réussi, en un temps record, à enrayer la mécanique huilée du commerce international en faisant régner leur loi sur l’une des routes maritimes les plus fréquentées par les navires marchands, raccourci sans égal entre l'Europe et l'Asie grâce au canal de Suez, par où transitent chaque jour 50 navires marchands, porte-conteneurs, pétroliers et vraquiers.

En quelques jours à peine, le corridor Est-Ouest aurait déjà perdu un tiers de son trafic habituel au profit de la longue route historique par le cap de Bonne-Espérance, itinéraire bis vers lequel la marine marchande se tourne quand il fait gros temps pour éponger une surcapacité face à une demande au plancher, a fortiori quand le pétrole n’est pas cher.

Depuis que les principaux transporteurs ont annoncé la suspension de leur navigation en mer Rouge et dans le détroit de Bab-el-Mandeb pour éviter de se faire canarder par les tirs de drones et de missiles, toutes les boussoles s’affolent.

Déluge de surcharges pour perturbations

Les taux de fret sur-réagissent en repartant à la hausse après de long mois de descente en piqué. Les surcharges pour circonstances exceptionnelles s’abattent sur le secteur et viennent s’ajouter à la traditionnelle « peak season surcharge » (PSS), le supplément saisonnier de pointe qui annonce le nouvel an lunaire, durant laquelle les usines tirent le rideau.

Précédé d'un ralentissement des cadences de production dès la mi-janvier puis d'un temps mort souvent d'un mois, la semaine nationale fériée en Chine, qui tombe le 10 février en 2024, se matérialise en principe par une hausse des taux de fret reflétant la demande de transport en amont de la mise à l'arrêt de l'usine du monde.

En réponse à de « graves perturbations opérationnelles », a rapidement dégainé Maersk, une surtaxe dite de « perturbation du transit » (TDS) de 200 $ par EVP sera appliquée sur les services depuis l’Asie vers l'Europe du Nord, vers la Méditerranée et vers la côte nord-américaine à compter du 1er janvier. Parallèlement, une surcharge d'urgence (ECS) entrera en vigueur le 1er janvier, sous réserve de négociations. Ajoutées à la PSS de 500 $ (Asie-Europe du Nord), de 1 000 $ (Asie-Méditerranée) et de 300 $ (Asie- côte nord-américaine), les deux nouvelles recrues commencent à lester le prix du transport d’une boîte.

D'autres armateurs de porte-conteneurs lui ont emboîté le pas, comme il est de coutume dans ce secteur qui réagit par mimétisme. MSC a introduit des suppléments de 600 à 2 000 $ par unité de chargement. L’armateur français CMA CGM a également augmenté ses prix de 325 $ par conteneur de 20 pieds sur le trade Asie-Europe du Nord depuis vendredi 22 décembre.

Hapag-Lloyd a présenté son programme de taxes mais a d’ores et déjà appliqué – depuis le 15 et jusqu’au 31 décembre –, une redevance d'urgence (ERC) pour le fret à destination et en provenance des ports de la mer Rouge (Djeddah, Aqaba, Sokhna, Port-Soudan, Djibouti, Aden), partout où un transbordement supplémentaire doit être effectué (entre 1 000 et 1 500 $ par EVP et entre 3 et 4 000 $ par reefer).

Le numéro cinq mondial de la ligne régulière cherche à consolider le fret en cours à Damiette, en Égypte (où il a investi), pour livrer Djeddah, en Arabie Saoudite. « Cette connexion permettra de couvrir d'autres ports de la Mer Rouge avec trois départs dans les deux prochaines semaines », fait savoir le transporteur allemand. Qui dit transbordement dit transit plus long, prévient-il toutefois

À partir du 1er janvier, une PSS s'appliquera en outre aux conteneurs en provenance d'Asie et d'Océanie et à destination de la région de la mer. Dans l’autre sens, les conteneurs seront soumis à une « surtaxe de recouvrement opérationnel » de 250 à 1 000 $ en fonction de l'itinéraire et de la taille du conteneur. À partir du 22 janvier, elle concernera en outre des marchandises transitant depuis l'Inde/Moyen-Orient vers l'Amérique du Nord.

Surcoûts d'exploitation, désordres durables

Les trafics qui ne sont qu'indirectement touchés ne résistent donc pas à l’ouverture des parapluies par les compagnies qui anticipent manifestement des surcoûts d’exploitation importants (équipage, carburant, fournitures, frais portuaires...) et des désordres suffisamment durables pour perturber leurs services. L’allongement des itinéraires exige de déployer un plus grand nombre de navires pour assurer une rotation hebdomadaire et compenser le fait que des navires plus petits, au coût unitaire par mille nautique plus élevé, pourraient y être déployés.

Selon Xeneta, le contournement de l’Afrique pour rejoindre l'Europe pourrait se matérialiser par un surcoût d’1 M$ par navire en frais de carburant. Les transporteurs vont toutefois économiser les péages du canal de Suez (400 000 à 700 000 $).

Une situation comparable à 2020-2022 ?

L’Histoire bégaierait-elle à nouveau ? Nombreux sont les analystes à y croire. Tous les ressorts d’une réaction en chaîne que les acteurs de la supply chain ne connaissent que trop bien sont en train de se mettre en place, ravivant les souvenirs encore frais du blocage du canal de Suez pendant six jours en 2021, avec les problèmes de congestion portuaire qui en ont découlé en 2021-2022 et l’explosion des taux de fret.

« Il existe plusieurs différences fondamentales », explique à raison l’agence de notation internationale Fitch, une des rares voix dissonantes dans un concert d’analyses tirant la sonnette d’alarme sur un scénario « bis repetita ». « La demande de marchandises n'est pas aussi forte en Amérique du Nord et en Europe qu'en 2020-2022 ».

Durant cette période, la demande de transport a été en effet de 15 % supérieure à la capacité déployée, alors que l'offre devrait dépasser la croissance de la demande d'environ 4 % l’an prochain. Sachant que d’ici 2025, l’équivalent de 30 % de la flotte actuellement en exploitation aura gonflé le bataillon de porte-conteneurs.

Il y a deux ans, les effets dominos ont joué à plein : décalage entre l’offre et la demande, attrition structurelle des équipements, retards importants de navires, suppression d’escales, cadencement des rotations désorganisé, problème de repositionnement des conteneurs vides, pénurie de personnels (restriction de personnels) et terminaux portuaires tellement saturés que l’évacuation était devenue inopérante. Un chaos généralisé.

Une situation durable ?

« Les perturbations peuvent augmenter les taux annuels des contrats de conteneurs pour les itinéraires touchés si elles durent plus de deux trimestres, ce qui est peu probable à notre avis. Ces taux sont généralement réajustés au cours du premier semestre de l'année. L'importance du passage de la mer Rouge est mondialement reconnue et une coalition militaire dirigée par les États-Unis est en train d'être mise en place pour créer un corridor sûr », fait encore valoir Fitch.

La société fait référence à la formation en cours d'une patrouille internationale maritime pour escorter les navires marchands. Un principe auquel se sont ralliés une vingtaine de pays.

L’argument est toutefois à nuancer. Car la localisation d’un des derniers incidents visant le Chem Pluto interpelle, loin de l'épicentre des attaques le long des côtes du Yémen. Lancée depuis l'Iran, selon le commandement américain, l'attaque suggèrerait que les routes alternatives ne sont pas pour autant plus sécures, alors même qu’un grand mouvement de déroutement par le contournement de l’Afrique est en train de s’observer.

L’agence de notation ne croit pas, à ce stade, que le réacheminement en cours des navires par le cap de Bonne-Espérance, qui va ajouter 10 à 14 jours au transit time typique de 27 jours entre l'Asie et l'Europe du Nord, aura un impact significatif sur l'équilibre entre l'offre et la demande à moyen terme. Ou du moins que la situation soit suffisamment durable pour que cela soit le cas.

Une situation qui tombe à pic

Pourtant la principale et vraie question est bien celle-là car de cet équilibre dépend la dynamique des taux de fret.

Sur la part de la capacité qui pourrait être absorbée par l’allongement des routes, les analyses sont divisées. Qu’elle soit de moins de 10 % ou entre 10 et 15 % comme certains l’avancent, elle est de bon aloi dans un marché qui déborde d’offre face à une demande plus que faiblarde. Une perspective de rentabilité aussi inattendue que cynique.

Au 20 décembre, le transitaire numérique Flexport, qui documente le phénomène, a recensé, à partir des données de suivi des navires, 170 navires ayant dérouté de la mer Rouge vers le sud de l'Afrique, tandis que 35 étaient retardés et bloqués en mer Rouge.

Ce chiffre paraît étonnamment faible alors que Maersk fait valoir au moins 150 navires déroutés sur six services entre Asie et Europe, quatre sur le transpacifique et trois sur le Moyen-Orient, dont certains opérés dans le cadre de 2M.

Pour Hapag-Lloyd et les membres de THE Alliance, pas moins de 110 navires et une vingtaine de services sont concernés par le redéploiement.

Logiquement, au regard de son poids dans la flotte mondiale, le leader mondial MSC est en tête du peloton dérouté avec 860 000 EVP en cours de réacheminement devant Maersk, Hapag-Lloyd et ONE.

En pourcentage de la flotte totale, HMM est le plus impacté avec environ un tiers de sa capacité ayant emprunté la route plus longue de 1 900 milles nautiques mais plus sure.

Selon Flexport, 8 % de la capacité mondiale en EVP seraient absorbées par les mouvements. Le courtier maritime Clarksons estime de son côté que 19 % de la capacité mondiale sera détournée à terme de la route de Suez.

Surréaction des taux de fret ?

Les taux de fret n’ont pas tardé à réagir à la nouvelle réalité du transport maritime. La semaine dernière, le prix moyen payé par les clients des transporteurs maritimes de conteneurs a augmenté de 9 %, à 1 661 $ par conteneur de 40 pieds (FEU), selon l’indice hebdomadaire de Drewry.

Les taux de fret de Shanghai vers Rotterdam ont augmenté de 16 % pour atteindre 1 667 $ et de 15 % vers Gênes, portés à 1 956 $ par boîte de 40 pieds

Selon la plateforme en ligne de réservation de fret Freightos, le prix du transport d'un conteneur de la Chine à la Méditerranée s'élevait à 2 413 $ la semaine dernière, soit une augmentation de 44 % sur l’ensemble du mois de décembre, après avoir atteint un plancher de 1 371 $ au début de l'année, mais encore loin des 14 158 $ pratiques en janvier 2022 alors que les porte-conteneurs peinaient à éponger la demande dans le contexte hors norme d’une épidémie planétaire.

Les données de la plateforme Xeneta, dont l’indice est basé sur le suivi des taux de fret communiqué par les gros chargeurs, indiquaient le 14 décembre un prix pour un conteneur équivalent de 40 pieds (FEU) de 1 875 $ entre l’Asie et la Méditerranée, ce qui représentait déjà une augmentation de 25 % par rapport à la semaine précédente.

Toutefois, les chargeurs se sont vu proposer, selon leurs déclarations, des tarifs supérieurs à 6 500 $ pour les expéditions hautement prioritaires sur le service Diamond Tier de MSC par exemple.

« Ce prix n'est pas encore la moyenne du marché, mais c'est ce que les entreprises devront payer pour les envois urgents. D'ici une dizaine de jours, il pourrait bien devenir la moyenne du marché », assure Peter Sand, ancien du Bimco, aujourd’hui chez Xeneta. L'expert très couru par les médias est notamment persuadé que les perturbations causées par les attaques de missiles ne seront donc pas résolues rapidement ou facilement.

« Ces augmentations inattendues des taux spot dues à la géopolitique et à la surcapacité arrivent trop tard pour affecter les contrats de 2024 entre l'Asie et l'Europe. Les taux contractuels sur cette route ont été négociés et finalisés à un niveau beaucoup plus bas », glisse pour sa part Philip Damas, l’interlocuteur de référence sur le conteneur chez Drewry.

Deux phénomènes concomitants

Dans les faits, la situation du canal de Suez coïncide directement avec le pic du Nouvel an lunaire, qui s'accompagne souvent d'une ruée dans les ports chinois et se solde par des retards.

« L'équilibre entre l'offre et la demande va se resserrer », ont alerté les équipes de Flexport au cours d’un webinaire organisé la semaine dernière sur la situation en mer Rouge. « La demande pourrait dépasser la capacité effective avant le Nouvel an lunaire. Il y a quelques mesures de précaution que vous pouvez prendre pour préparer votre approvisionnement, à savoir intégrer un délai supplémentaire, réserver le fret 4 à 6 semaines avant le départ prévu pour s'assurer ou utiliser des services premium pour garantir de l’espace », conseille le transitaire, sans évoquer l’état des stocks qui peinent depuis des mois à dégonfler. Mais que les fêtes de fin d’année auront peut-être épuisés.

La seule perspective risque d’effrayer plus d’un chargeur et ce genre d’alerte a contribué à créer, dans un passé récent, un mouvement de panique et de surchauffe.

Danone, Electrolux, Ikea et les autres

Plusieurs « gros chargeurs » ont déjà pris la parole. Le groupe alimentaire français Danone a déclaré que la plupart de ses chargements avaient été détournés. Si la situation devait durer plus de deux à trois mois, le groupe pourrait avoir recours à des modes de transports alternatifs, « dans la mesure du possible », a fait savoir un porte-parole de l'entreprise.

Le fabricant suédois d'appareils électroménagers Electrolux a installé un groupe de travail, a-t-il mentionné, chargé de trouver des itinéraires alternatifs et d'identifier les livraisons prioritaires afin d'essayer d'éviter toutes perturbations.

Dans un communiqué diffusé la semaine dernière, l’autre grand Suédois, le fabricant et distributeur de meubles Ikea, signale que d'autres options de transport sont à l'étude et n'exclue pas des problèmes de disponibilité à venir sur certains produits.

Le fret aérien, une solution ?

« Les tarifs du fret aérien pourraient également bénéficier de la demande d'expéditions urgentes », suggère Fitch, à savoir donc pour les marchandises de valeur et à délai de livraison critique.

« Les entreprises ont passé la majeure partie de l'année à ramener les stocks excédentaires liés à la pandémie à des niveaux normaux et pourraient ne pas disposer de stocks de sécurité suffisants si le goulet d'étranglement de la mer Rouge continue de perturber le transport maritime », confirme le transitaire Flexport.

En fonction de l’état des stocks et dans la perspective du nouvel an lunaire, si la situation perdure, le marché du fret aérien pourrait s'emballer « à la mi-janvier lorsque les importateurs passeront de nouvelles commandes auprès des fournisseurs asiatiques », indiquent certains transitaires. « De nombreuses compagnies aériennes ont réduit leurs horaires de fret en prévision d'une accalmie de la demande de transport », confie un professionnel.

Jérôme de Ricqlès, expert maritime chez Upply, fait partie de ceux qui gagent sur un recours accru aux services mer-air via Dubaï vers l'Europe. Un service hybride moins onéreux que le fret aérien, plus rapide certes que le fret maritime mais quand même nettement plus cher .

Adeline Descamps

Y-aura-t-il du carburant dans les ports africains ?

Les questions de l'approvisionnement en carburant et les capacités de soutage des ports africains pour faire face à l'afflux de navires susceptibles d'être déroutés viennent complèter la longue liste des incertitudes qui accompagne le déroutement des navires par le cap de Bonne-Espérance.

« La demande de combustibles de soute augmentera en raison des voyages plus longs et des vitesses de navigation éventuellement plus élevées », a lancé comme un pavé dans la mare, via LinkedIn, Arne Lohmann Rasmussen, analyste en chef chez Global Risk Management, qui fournit des couvertures sur les marchés de l'énergie. Pour cause, le cabinet de conseil est une filiale de Bunker Holding, l’un des plus grands fournisseurs de carburants pour le transport maritime avec Monjasa et World Fuel.

Selon les projections de Global Risk Management, un pétrolier de 115 000 tpl pourrait consommer de 250 à 420 t de plus avec les milles nautiques supplémentaires à parcourir. Sachant que le secteur du transport maritime utilise environ 200 Mt de combustibles par an. « Cela pourrait entraîner un changement radical de la demande [de fuel dans la région, NDLR] », convient l’analyste du bunker.

A.D.

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