Mer rouge : Quelle est la réalité du déroutement des navires ?

Crédit photo ©DW H. Franzen
Il faut avoir un goût du risque aigu pour traverser la mer Rouge alors que les forces navales américaines et britanniques ont abattu 18 drones, deux missiles de croisière antinavires et un missile balistique, d'une portée de 800 km avec une ogive de 400 kg d'explosifs. Retour sur quelques-unes des conséquences d'un déroutement diversement appliqué : durée des perturbations, effet sur les taux de fret, impact sur les côtes africaines...
 

Il faut avoir un goût du risque assez prononcé pour s'aventurer dans des eaux peu accueillantes alors que la 25e attaque contre des navires marchands depuis le 19 novembre vient d’être enregistrée et que les forces navales américaines et britanniques ont détruit 18 drones et missiles houthis dans la nuit de 8 au 9 janvier, selon les forces navales opérant dans le cadre de l'opération Prosperity Guardian.

Certains armateurs (notamment pétroliers), par le passé, ont gagné de l’argent à maintenir une navigation dans des zones inhospitalières et/ou dans des circonstances politiques tendues tandis que d’autres, courageux mais pas téméraires, ont opté pour la prudence.

Quelles compagnies ont publiquement fait valoir leur retrait de la mer Rouge ?

À ce stade des décisions rendues publiques, la plupart des grands armateurs de porte-conteneurs ont choisi de dérouter leurs navires vers le cap Bonne-Espérance, par la pointe sud de l’Afrique en dépit de la dizaine de jours au moins que la déviation de l’itinéraire habituel par le canal de Suez induit.

Dans le segment du transport pétrolier, les armateurs Frontline, Euronav, Maersk Tankers et Norden, les compagnies pétrolières et gazières BP et Equinor ont fait connaître leur décision d'éviter le théâtre des attaques.

Selon les données de Vortexa, société d’études spécialisée dans l’analyse des marchés de matières premières, une trentaine de pétroliers ont été détournés depuis la deuxième quinzaine de décembre vers le sud de l’Afrique. Il s’agit précisément de ceux exploités par les compagnies qui ont indiqué leur suspension temporaire.

Les exploitants de vraquiers ont peu pris la parole sur le sujet. Et le trafic des vraquiers est peu ou prou indemne (en moyenne, 105 ont transité chaque jour en mer Rouge au cours de la première semaine de janvier, contre 115 la semaine précédente).

La région est en outre toujours aussi fréquentée par nombreux transporteurs de voitures, à l’exception notable de l’un des plus grands noms du segment, le norvégien Wallenius Wilhelmsen, qui a annoncé en décembre la suspension de ses services par la mer Rouge au profit de la route du Cap.

Quels impacts sur les flux pétroliers ?

Si les flux pétroliers ne sont perturbés qu'à la marge en volume, les tarifs d'affrètement des navires ont enregistré une poussée de l'ordre de 60 % en décembre (sur une base annuelle) pour le transport de produits pétroliers (du golfe persique vers le Royaume-Uni) et de 25 % (vers la Méditerranée) pour le brut.

Pour Vortexa, jusqu'à 8,2 millions de barils/jour (Mb/j) de pétrole et de produits pétroliers transitent par la mer Rouge via le détroit de Bab-el-Mandeb. Il s'agit principalement de brut russe destiné à l'Asie et à l'Inde, ainsi que de diesel et du kérosène en provenance du golfe du Moyen-Orient et à destination de l'Europe et de la Méditerranée. Aucun pétrolier chargé de brut et de produits pétroliers dans les ports russes depuis décembre et destiné à des raffineries en Inde ou en Chine n'a été détourné par le cap de Bonne-Espérance, assure la société.

D'après Kpler, une référence en matière d’informations de marché relatives aux matières premières, les déroutements Est-Ouest ont surtout impacté les importations européennes de diesel et de kérosène jusqu'à présent. Par ailleurs, les détournements Ouest-Est ont affecté certaines expéditions européennes de gasoil et d'essence vers le Moyen-Orient, l'Asie-Pacifique et l'Afrique de l'Est.

Quelle est la réalité du détournement dans la ligne régulière ?

Selon le cabinet d'études Linerlytica, 354 navires ont emprunté la route du sud de l'Afrique depuis le 15 décembre, ce qui correspondrait à 80 % de tous les navires naviguant entre l'Atlantique, la Méditerranée et l'océan Indien.

Dans le conteneur, le manque à gagner du fait du réacheminement pour le canal de Suez est estimé à 2 MEVP en capacité depuis le début de l’année.

MSC et Hapag-Lloyd ont signalé dès décembre, après les attaques quasi-simultanées contre quatre porte-conteneurs, leur grande migration vers la route historique. Maersk a suivi mais a tergiversé, suspendant ses opérations le 15 décembre avant d'annoncer son retour le 27 décembre, de façon instantanée, après le lancement d’une force navale de protection (opération Prosperity Guardian) avec des moyens alimentés par une vingtaine pays. Mais après les tentatives d'abordage de son Maersk Hangzhou à deux reprises, durant le week-end du passage à la nouvelle année, le transporteur danois a jeté l’éponge pour une durée indéterminée.

CMA CGM a également cessé ses activités dans un premier temps puis a annoncé sa reprise graduelle, se plaçant sous la protection de la Prosperity Guardian. Seuls l’armateur français et un petit nombre de transporteurs de niche (tels que le russe Fesco ou le Singapourien SeaLead Shipping), opérant entre l'Asie et la Méditerranée orientale et les pays baltes, maintiennent leurs activités.

Du moins pour ceux dont l'AIS est activé, a relevé Lars Jensen, directeur général de Vespucci Maritime et auteur du livre Liner Shipping 2025 sur les changements à venir dans le secteur. Le consultant a fait valoir sur LinkedIn, où il est très actif, qu’il pourrait y avoir bien d'autres navires dans la zone, tout simplement avec le transpondeur éteint.

MDS Transmodal, qui a analysé le trafic dérouté le long des côtes africaines par les transporteurs durant les deux dernières semaines de 2023 et les sept premiers jours de 2024, estime que la capacité de la flotte transitant par la voie directe Est-Ouest a chuté de plus de 60 % par rapport à la même période de l'année dernière, soit de 3,3 MEVP à un peu moins de 1,3 MEVP,

Au cours de la période analysée par MDS Transmodal, HMM et ZIM ont été les seuls parmi les 10 leaders à détourner toute leur capacité de Suez. Maersk a maintenu 37 passages, le plus actif devant CMA CGM et MSC, dont les tonnages ont néanmoins diminué d'une année sur l'autre, de 56 % pour l’armateur français et de 77 % pour le transporteur suisse.

Le nombre de navires du numéro quatre mondial, Cosco, qui vient d’annoncer qu’il suspendait toutes ses escales en Israël, est passé de 28 à 10 par rapport à l'an dernier.

Finalement, la capacité réacheminée a ainsi augmenté de 40 % sur une base annuelle, de 90 000 à près de 130 000 EVP.

Quelle(s) stratégie(s) pour compenser l'éventuel défaut de capacités ?

Alors qu’un tiers de la capacité offerte serait déjà affectée par le réacheminement, ce qui peut représenter tout de même 200 navires (une donnée assez consensuelle chez les analystes, celle de Drewry mais aussi celles de MDS Transmodal), certains transporteurs pourraient chercher à fractionner les services sur les liaisons principales entre l'Asie et l'Europe, pour alléger la pression sur l’exploitation des grands navires.

C’est, selon MDS Transmodal, l’approche adoptée par Hapag-Lloyd. Selon ce schéma, les ports de transbordement en Méditerranée, telles que Tanger Med et Algesiras, auraient tout à gagner. Là, le fret serait rechargé sur des navires plus petits vers leurs destinations en Europe.

Cette stratégie, qui allonge les transit-time, alourdir les coûts, et exerce une pression sur certaines places portuaires avec des effets dominos sur la supply chain, a pour avantage premier de pallier le défaut de capacité. Si tant est qu’il y en ait un, au vu des 3,2 MEVP livrables cette année.

De quelle durée pourraient être les perturbations ?

Selon Sea Intelligence, les perturbations et l’éventuelle pression sur la capacité ne devraient être que de courte durée, en amont du 10 février, date du Nouvel an lunaire, la grande semaine fériée en Chine pendant laquelle le pays tourne au ralenti et les usines tirent le rideau. « Ensuite, avec la baisse saisonnière normale de la demande, il y aura suffisamment de créneaux pour répondre à la demande ».

Pour le consultant danois, les chargeurs peuvent s'attendre à une pénurie de capacités pour les exportations asiatiques dans ce bref intermède, jusqu'au 10 février.

« Sur l'Asie-Europe du Nord, l'impact est assez visible, en raison d'une combinaison de certains services retenus au départ de l'Asie à court terme dans l'attente d'un réacheminement, et de certains services arrivant clairement en retard en Asie, provoquant ainsi une pénurie mi-janvier, avec une forte baisse de capacité attendue dans la semaine du 22 janvier », explique Alan Murphy, le directeur général de Sea-Intelligence, réservé sur l’ampleur de l’impact.

Encore faut-il distinguer ce qui relève des annulations de départs résultant de l'effet domino du réacheminement des navires de celles comprises dans le cours normal des opérations pour s’adapter à la baisse de la demande et à la saison, signifie-t-il. A fortiori dans un contexte où le marché est particulièrement « mou » pour reprendre son expression. L'an dernier, à la même période, les transporteurs de ligne avaient supprimé bien plus que ce qui était prévu.

Les analystes de Drewry penchent également pour des répercussions liées au déroutement de courte durée. Ils estiment néanmoins que jusqu'à 820 navires, représentant une capacité conteneurisée de 10 MEVP (sur un total mondial de 28 MEVP), sont potentiellement affectés.

C’est surtout le moment qui est critique. Ces perturbations opérationnelles, susceptibles d’engendrer des retards, « surviennent avant la ruée vers le Nouvel an chinois où la capacité disponible entre l'Asie et l'Europe est déjà très limitée », indique Philip Damas, en charge des analyses sur la supply chain, pour lequel il y aura cinq semaines « difficiles » pour les chargeurs.

Selon Alphaliner, la flotte de navires de conteneurs commercialement inactifs a diminué au début de cette année. « Les détournements créent une demande de tonnage artificielle », indique l’analyste de la ligne régulière basé à Paris, qui partage les scénarios de ses pairs. « Les perspectives incertaines à court terme concernant la situation en mer Rouge et la traditionnelle ruée pour expédier les marchandises depuis la Chine avant les vacances du Nouvel An chinois, induiront probablement une demande supplémentaire de capacité de transport maritime dans les semaines à venir ».

Au cours des quinze derniers jours, le tonnage inopérant, détenu en propriété par transporteurs, a été réduit de 13 navires et de 87 345 EVP. À l'inverse, les navires désarmés non exploités par des armateurs ont enregistré une très légère augmentation de 6 091 EVP. Difficile d'en tirer quelques enseignements. Dans l'ensemble, la capacité des navires commercialement inactifs (hors entretiens et refit) s'élevait à 289 437 EVP au début de l'année, soit environ 1 % de la flotte mondiale.

L'effet pourrait-il être durable sur les taux de fret ?

« Nous pensons que la capacité est plus que suffisante pour effectuer les détournements autour de l'Afrique et que les taux spot baisseront à nouveau après les vacances en Chine », même avec la persistance de déroutements, assurent les analystes de Drewry.

Le changement d'itinéraire pour éviter les attaques des Houthis a fait grimper en flèche les taux de fret spot des conteneurs. Le SCFI (Shanghai Containerized Freight Index), qui reflète les prix au comptant pour le fret conteneurisé de Shanghai vers une vingtaine de destinations dans le monde, a enregistré des gains de près de 90 % par rapport à son niveau de début décembre. Les taux spot transpacifiques et Asie-Europe ont plus que doublé au cours des dernières semaines.

Entre l'Asie et l'Europe, l'expédition d'un conteneur au départ de la Chine est maintenant estimée par le SCFI à plus de 2 800 $ contre seulement 850 $ au début du mois de décembre.

Quels impacts pourrait avoir le réacheminement via la pointe sud de l'Afrique ?

Le réacheminement par les côtes africaines questionne, à commencer par la capacité de soutage dans les ports africains (cf. Déroutement des navires : y-aura-t-il du carburant dans les ports africains ?).

L'Afrique du Sud est totalement dépendante des importations de fuel (60 000 t par mois) car aucune des raffineries du pays ne produit de combustible de soute.

Fâcheux concours de circonstance, l'approvisionnement du pays en carburant est perturbé depuis septembre. Les livraisons à Algoa Bay – principal centre de soutage du pays avec 30 % du total livré selon des sources du marché –, a été interrompue en raison d'un différend fiscal entre les fournisseurs et le gouvernement local.

En réaction, les prix des combustibles de soute ont bondi. Le VLSFO à Durban, est ainsi passé de 40 $ par tonne à 710 $ entre le 19 décembre et le 5 janvier, ce qui représente un surcoût d'environ 90 $ par tonne par rapport à Fujairah, un des grands hubs de soutage mondial proche de l’itinéraire Est-Ouest, selon les données de la plateforme de référence pour les combustibles de soute Engine.

Des négociants basés à Singapour, premier centre mondial d'avitaillement des navires, signalent de leur côté une hausse des volumes soutés, qu'ils interprètent comme des mesures de précaution dans la perspective de voyages plus longs.

Monjasa, l'un des principaux fournisseurs de soutes en Afrique, a fait état d'une forte demande de ravitaillement dans ses sites d'approvisionnement africains tels que la Namibie et le Togo.

La capacité des ports africains à opérer des porte-conteneurs inquiète également. En témoigne la série d'appels d'offres lancé en décembre mais à peine rendus publics par la Transnet National Ports Authority, qui supervise les principaux ports sud-africains.

L'autorité portuaire cherche des partenaires internationaux pour combler ce qu'elle décrit comme des « lacunes opérationnelles portuaires » dans ses huit ports maritimes où les contrats actuels des opérateurs de terminaux ont été suspendus ou résiliés (Durban, Cape Town, Richards Bay, Ngqura, Saldanha Bay, Port Elizabeth, East London et Mossel Bay).

Les problèmes dans ces ports ne sont pas nouveaux, loin de là, mais se sont particulièrement aggravés au cours des derniers mois. Le président sud-africain Cyril Ramaphosa s'est investi personnellement dans le dossier après des mouvements sociaux et une série de dysfonctionnements alors que les infrastructures sont obsolètes.

Dans le classement annuel des ports de la Banque mondiale, Durban, qui représente près de la moitié du trafic portuaire total de l'Afrique du Sud et traite près des trois quarts du volume de conteneurs dans le sud-est du pays, et Richards Bay se sont ancrés depuis un certain dans les derniers rangs.

Selon les estimations de Peter Sand, analyste en chef chez Xeneta, les détournements de porte-conteneurs autour de l'Afrique pourraient stimuler la demande de soutage de 2 % au niveau mondial.

Adeline Descamps

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