Crise de l'énergie : les vrais gagnants

La déraison s’est emparée du marché des énergies. La forte hausse des prix, le gaz en tête, a déjà affecté l'industrie. À l'approche de l'hiver dans l'hémisphère nord, les tensions sur la demande s’exacerbent dans un contexte de pénurie et de stocks faibles. Le pétrole et le charbon pourraient ressortir les vrais gagnants des rapports de force entre toutes les énergies.

Le monde est sens dessus dessous. Le versatile virus se retire lentement de la marche des affaires, laissant les économies dans une grande pagaille. Après le chaos de l’approvisionnement, la grande confusion dans les matières premières, voici le brouillamini dans les énergies, dont les prix flambent dans un contexte de pénurie énergétique mondiale et de stocks asséchés alors que les économies des principaux pays acheteurs de l’hémisphère nord se réacclimatent aux frimas.

Charbon, gaz, électricité ont la fièvre. Même le pétrole déprimé depuis près de deux ans n’échappe pas à la montée en température. Il ne semble pas y avoir de répit dans la reprise, forte, rapide, puissante. La concurrence acharnée entre l'Europe et l'Asie pour les importations de gaz a entraîné une flambée des prix du gaz de plus de 600 % par rapport à la même période en 2019. Ces poussées de fièvre ont déjà affecté l'industrie. « Étant donné que les coûts énergétiques sont la composante la plus élevée des dépenses d'exploitation pour de nombreuses industries, il n'est guère surprenant que des perturbations de la production aient déjà été observées. La décarbonation et la limitation de la consommation de combustibles fossiles ont en outre réduit la flexibilité disponible pour le mix énergétique du continent », résume Yiannis Vamvakas, analyste pour le courtier maritime Allied Shipbroking. 

Crispations sur la scène européenne

Et les tensions sur les marchés ont tendance à crisper les diplomaties. En Europe, tandis que les prix du gaz approchent les 2 000 $ pour 1 000 m3, soit dix fois plus que le prix moyen de l'année dernière, avec effet immédiat sur le pouvoir d’achat des consommateurs, les chancelleries s’écharpent sur la responsabilité de l’envolée des cours. Moscou, dont dépend l’Europe pour un tiers de ses besoins, a clos le débat de façon péremptoire :« Toute leur politique [en parlant de l’UE, NDLR] a consisté à sortir des contrats à long terme », a déclaré Vladimir Poutine lors d’une réunion avec les responsables du secteur énergétique russe, rapportée par l’AFP. Selon le président russe, les Européens auraient privilégié un peu trop les achats de gaz au comptant (c’est-à-dire des paiements au jour le jour au prix coûtant) au détriment des contrats long terme, qui les auraient liés avec Moscou pendant plusieurs années.

De leurs côtés, les États membres du vieux continent, soutenue ardemment par les États-Unis, accusent Moscou de ne pas ouvrir suffisamment les vannes afin d’obtenir la mise en service de son gazoduc Nord Stream 2, controversé mais achevé, dont le remplissage a commencé. Ce que dément le russe Gazprom dont la production devrait dépasser les 510 milliards de mètres cubes, un niveau jamais vu depuis une décennie, a-t-il déclaré à l’agence russe RIA.

La faute au prix au comptant

Pendant ce temps, les ventes au comptant ont surenchéri de 25 % sur les marchés européens face à une demande qui ne cesse d’augmenter avant l’hiver. Les prix au comptant du gaz naturel liquéfié (GNL) en Asie ont également bondi de 40 % pour atteindre le 6 octobre un niveau record de plus de 56 $ mmBtu (million de British thermal unit, unité de référence pour le gaz).

Le Japan-Korea-Marker (JKM) de S&P Global Platts, utilisé comme référence au comptant dans la région, a atteint 56,32 $/mmBtu pour une cargaison livrée en Asie du Nord en novembre, soit 16,65 $ de plus que le jour précédent. Cela équivaut à environ plus de 320 $ par baril d'équivalent pétrole (le prix à terme du Brent se négocie actuellement à environ 81 $ le baril).

La Chine, fauteur de troubles

Vorace en matières premières, la Chine est identifiée comme un des premiers facteurs de troubles pour des raisons à la fois conjoncturelles (forte reprise économique notamment) et structurelles (transition énergétique). Le premier pays importateur de gaz au monde – 48 milliards de m³ importés de gaz, 93 milliards de m3 de GNL (soit 67 Mt) –, a dépassé le Japon durant le premier semestre en tant que premier importateur mondial de GNL.

Le pays est revenu sur la scène internationale, après l’intermède pandémique, encore plus demandeur qu’avant. Au premier semestre 2021, sa demande de gaz a connu une augmentation de 16 % en glissement annuel en raison d’une forte demande électrique et industrielle. « La sous-performance de l'hydroélectricité dans le sud-ouest de la Chine, l'offre restreinte de charbon associée aux prix élevés du charbon dans tout le pays, et les températures estivales élevées ont soutenu la production d'électricité à partir du gaz. La croissance économique tirée par les exportations et la reprise de la consommation intérieure ont profité à la demande globale d'énergie, notamment de gaz naturel », explique WoodMacenzie.

L’usine du monde s'est engagée à atteindre la neutralité carbone d'ici 2060, ce qui lui impose de limiter puis d’éradiquer toutes sources fossiles. Pour réaliser cette ambition, elle doit opérer un changement tectonique dans son mix énergétique, son sourcing et son appareil productif. Dans la transition, le gaz est appelé à remplacer le charbon.

« Nous prévoyons maintenant que la demande chinoise de gaz augmentera de 13 %, soit 42 milliards de mètres cubes en 2021, soutient WoodMacenzie. Il y a de nombreuses raisons de penser que la demande de gaz a encore une grande marge de progression par rapport aux niveaux actuels. Le gaz naturel s'inscrit dans les stratégies de la Chine visant à diversifier le bouquet énergétique dominé par le charbon. »

La transition énergétique, pas responsable

« Le passage aux énergies à faible émission de carbone n'est pas responsable de la volatilité des marchés de l'énergie », oppose le directeur exécutif de l'Agence internationale de l'énergie (AIE), Fatih Birol : « Elle est plutôt le reflet des conditions météorologiques, de la reprise économique et des arrêts pour maintenance qui avait été reportés en 2020 ».

S'exprimant lors d’une visioconférence du Energy Intelligence Forum, le dirigeant s’inscrit en faux par rapport à une idée qui monte en effet en puissance dans les colloques à savoir que le monde serait confronté à une pénurie d'énergies en raison d'une transition qui irait trop rapide vers les énergies renouvelables.

Ces déclarations interviennent alors que l’Agence, historiquement associée au pétrole, a fait l’objet de virulentes critiques en mai dernier pour avoir appelé à ne plus investir dans des projets en lien avec le pétrole, le gaz naturel et le charbon.

« Cette année, la croissance du PIB mondial est de 6 %, la plus élevée depuis 1973, ce qui a donné une forte impulsion à la croissance de la demande de gaz dans le monde, d'où l'existence d'une pénurie. Si l'hiver est rude, cette pénurie se poursuivra. Mais je ne vois pas de politiques d'énergie propre qui affectent cela. Et je serais surpris que les prix élevés du gaz que nous connaissons actuellement se maintiennent pendant très longtemps », a-t-il assuré.

Branle-le-bas en Chine pour sécuriser des approvisionnements

Quelles qu’en soient les raisons, les négociants chinois doivent être d’un bien grand désarroi pour faire des offres supérieures aux taux du marché afin de s’arracher des volumes importants de GNL. Et les craintes de Pékin bien prégnantes pour envisager de « libérer » du charbon australien qu’il tient sous embargo alors que le pays fait face à de constantes ruptures d'électricité dans le nord-est du pays, provoquées par les pénuries de charbon. 

Selon des négociants basés à Singapour, les acheteurs chinois cherchent à mettre la main sur des volumes de GNL quoi qu’il en coûte. Ce qui n’est pas commun pour des profils commerciaux d’ordinaires très sensibles aux prix. Mais la semaine dernière, Unipec, branche qui gère les achats de la major chinoise Sinopec, s’est positionnée pour 11 cargaisons de GNL à livrer cet hiver « en mettant bien plus que nécessaire », euphémisent les traders.

Quoi qu’il en coûte à la chinoise

Les prix spot du GNL asiatique LNG-AS ont bondi à un niveau record de 34,47 $ par million d'unités thermiques britanniques (mmBtu) ces dernières heures, soit une hausse de plus de 500 % par rapport à la même période de l'année dernière.

Sinopec prévoit d'importer 13,3 milliards de m3 de GNL cet hiver (+ 9 % par rapport à l'hiver dernier). China National Offshore Oil Corp. (CNOOC) et Petrochina seraient aussi prêtes à tout, selon Reuters qui, mentionnant un négociant, fait état de stocks de gaz en Chine à des niveaux inférieurs à la moyenne dans certains terminaux. 

Les prix internationaux du gaz étant actuellement environ deux fois plus élevés que les prix nationaux, ces entreprises risquent de subir d'énormes pertes lorsqu'elles vont vendre leur gaz aux consommateurs nationaux, craignent les traders. Les Jeux olympiques d'hiver, qui se tiendront en février, accentuent les tensions sur la nécessité d’un « approvisionnement suffisant ». 

Le pouvoir exécutif chinois a mis en œuvre des mesures de marché (taxe sur la valeur ajoutée sur les importations de gaz naturel) afin de stimuler l'approvisionnement en énergie en hiver. CNOOC a signé en début de semaine un accord à long terme avec Qatar Petroleum, dont les livraisons devraient commencer en janvier.

Libérer le charbon australien

Contre tout attente, Pékin serait aussi en train de libérer du charbon australien d'un stockage bloqué sous douane depuis près d'un an, en raison de différends diplomatiques avec Camberra. 

Il est estimé qu’1 Mt de charbon australien sont ainsi entreposés, non dédouanées. Pas de nature à inverser la tendance : c’est l'équivalent d'une seule journée d'importations de charbon de la Chine. Le géant a importé 197,69 Mt de charbon au cours des huit premiers mois de l’année. « Sans reprise des importations de charbon australien, la pénurie d'approvisionnement sera là pour rester pendant un certain temps, car il faut du temps pour relancer la production nationale après près de cinq ans de restrictions », indique un négociant basé à Pékin. 

Alors que la Chine a exhorté les aciéristes à augmenter leur production et a demandé aux opérateurs d'électricité d'accroître les importations de charbon « de manière ordonnée » afin d'atténuer la pression sur l'offre, le pays s'est abstenu pour l’instant de reprendre directement les importations en provenance d'Australie, qui était son deuxième fournisseur après l'Indonésie.

Si la Russie et la Mongolie ont très vite occupé le vide laissé par l’Australie, ils ne sont pas d’un grand secours en raison de la capacité ferroviaire limitée pour la provenance russe et les aléas climatiques qui ont entravé les importations terrestres d'Indonésie.

Méthaniers et vraquiers, des heureux

La pénurie d'énergies fait des heureux évidents dans le sillage de la montée en fièvre des prix du charbon (203,65 $/t) et du GNL : les méthaniers et les vraquiers s’arrachent à des tarifs particulièrement onéreux. 

Les taux au comptant pour les grands vraquiers viennent de dépasser 80 000 $/jour pour la première fois depuis 2009. Et comme pour le transport par conteneurs, la congestion des ports réduit l'offre effective de navires, ce qui raffermit les tarifs. Braemar ACM Shipbroking estime que 5,7 % de l'ensemble de la flotte mondiale de vrac sec est actuellement en attente au large de la Chine.

Le taux d'affrètement quotidien d'un méthanier d’une capacité de 160 000 m3 GNL a été fixé à 76 000 $ ces derniers jours selon Spark Commodities. « Avec un nombre limité de navires spot disponibles, les prix augmentent rapidement », indique le spécialiste, ajoutant que les taux de fret à terme pour décembre sur l'Atlantique sont estimés à 136 000 $/j.

Lecture à double entrée

« La lecture des tensions dans le secteur de l'énergie peut être double pour le transport maritime », indique dans son dernier rapport Allied Shipbroking

Le segment du transport maritime de GNL/GPL pourrait être touché par la hausse progressive des prix mondiaux de l'énergie. Dans le même temps, une demande accrue de combustibles fossiles, pourrait émerger, ce qui stimulerait la demande de pétroliers. Le courtier maritime met en exergue tout le paradoxe de la situation : le charbon et le pétrole pourraient ressortir en vrais gagnants de la confusion généralisée. « Certains pays ont la capacité d'augmenter leur production d'énergie à base de pétrole afin de répondre à la demande croissante et à l'utilisation limitée du gaz. Une augmentation de l'intérêt pour le pétrole brut et le fuel lourd pourra donner une impulsion supplémentaire au marché des pétroliers pendant la période hivernale ».

L’AIE considère aussi que les prix record du gaz naturel sont très susceptibles d'encourager un passage du gaz au pétrole, l'Agence estimant la demande supplémentaire de brut entre 150 000 b/j et 200 000 b/j entre le troisième trimestre de 2021 et le premier trimestre de 2022. Goldman Sachs a récemment estimé que l'Asie et l'Europe pourraient utiliser jusqu'à 900 000 barils par jour de plus de pétrole pour la production d'électricité, en remplacement du gaz naturel.

Reconfiguration des routes maritimes

Dans le même temps, les perturbations de la production dans plusieurs secteurs peuvent reconfigurer les échanges commerciaux et donc les routes maritimes avec un effet sur la demande du transport maritime en tonnes-milles. « La décision du géant des engrais Yara de réduire d'environ 40 % sa capacité de production d'ammoniac en Europe est un excellent exemple. L'effet domino dans les chaînes d'approvisionnement mondiales semble être inévitable », conclue Yiannis Vamvakas.

Tout ceci se joue à une heure de grande écoute climatique… À quelques semaines d’une COP26 qui doit obtenir des pays les plus industrialisés des décisions bien plus ambitieuses pour que la planète reste respirable.

Adeline Descamps

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