Euromaritime : des nouveaux carburants, quoi qu'il en coûte ?

Maintenant que l’OMI s’est engagée à atteindre le « zéro net émission » pour l’ensemble de la flotte mondiale en 2050, les choix de motorisation s'imposent. Mais à quel prix et avec quelle ressource ? Passage à l'échelle, compétition d'usages, accès à la molécule... Échanges entre Farid Trad (CMA CGM), Jean-Jérôme Semat (Alfa Laval), Vincent Rudelle (LMG Marin France) et Étienne Valtel (Altens).

Le pétrole, qui a donné naissance au bon vieux HFO, coule des jours heureux depuis le milieu du XIXe siècle avec ses qualités inégalées qui le rendent inégalable. Son contenu énergétique très élevé, qui permet aux navires de parcourir une grande distance en brûlant peu, n’a pas d’équivalent. Parce qu'il est un produit résiduel issu du raffinage, le pétrole reste inimitable par son coût.

Dans ces conditions, changer de régime énergétique relève du sadomasochisme. Les nouveaux carburants, censés catapulter le dogme fossile, ne sont ni prêts ni abondants, pas simples et standardisés comme le pétrole, et de surcroît très onéreux.

Maintenant que l’OMI s’est engagé à atteindre le « zéro net émission » pour l’ensemble de la flotte mondiale en 2050, les armateurs, équipementiers, énergéticiens.. sont fixés sur la « target » selon leurs mots. Dans cet inconnu qui s'ouvre, il y a quelques certitudes. L'horizon sera multi-combustibles. « Le passage à l’échelle est tel qu’il faudra mobiliser plusieurs solutions », pose d'emblée Farid Trad, en charge du département Energie au sein du groupe CMA CGM, qui intervenait dans une des tables rondes organisées dans le cadre du salon Euromaritime.

Un coût entre 75 et 110 Md€

Hydrogène, ammoniac, méthanol, biocarburants..., faites vos jeux, quand bien même les réglementations hésitent face aux différentes alternatives.

Le passage au bas carbone à l’échelle industrielle ne fera pas l’économie d’investissements conséquents « du puits au réservoir » et du réservoir à la roue », dans un environnement où les capitaux s’assèchent. Pour la seule flotte française, d’après la direction générale des Affaires maritimes, de la Pêche et de l’Aquaculture (DGAmpa), la décarbonation va coûter entre 75 et 110 Md€ sur la période 2023-2050, à raison d'1 Md€ par an dès 2025, de 2 Md€ à partir de 2030 et ainsi crescendo.

15 Md$ investis dans la modernisation de la flotte

« Le navire n’est qu’une étape : l’accès la molécule verte est autrement plus délicat », ajoute Farid Trad. En la matière, CMA CGM se dit « sans religion » bien qu'avec un fort tropisme pour les dérivés du GNL. « Nous avons adopté le GNL pour amorcer, ce qui permet d’accéder au biogaz et au e-méthane, mais nous avons aussi fait le choix du méthanol, qui nous ouvrira la voie du e-méthanol [fournie par de l’électricité verte, NDLR] », résume le spécialiste des soutes.

Le groupe marseillais, chef de file de la filière française compte tenu de sa puissance de feu (155 000 salariés, 74,5 Md$ de chiffre d’affaires), a déjà bien entamé la modernisation de sa flotte avec 119 navires bas carbone (sur une flotte qui en compte 630 aujourd’hui), tous configurés pour « boire » les dérivés verts à venir sans avoir à toucher à l’intégrité des moteurs. Le troisième armateur mondial y a déjà consacré 15 Md$. De quoi absorber les premiers chocs réglementaires.

Pour sécuriser son avitaillement, « le moyen le plus simple est d’investir la partie amont de la chaîne de valeur, à savoir la production d’énergies ». Si pour le GNL, le groupe français a contribué au développement des infrastructures à Fos, Rotterdam et Singapour, le biométhane, qui permet de réduire de 67 % des émissions de CO2 par rapport au GNL, exige d’aller plus loin. L'armateur s’y emploie avec le projet Salamandre en partenariat avec Engie (150 M€ dans une unité de production et commercialisation de biométhane de deuxième génération au Havre d’une capacité initiale de 11 000 t en 2026).

« Le fonds Energies que Rodolphe Saadé a lancé en 2022 avec une dotation d’1,5 Md€ sur cinq ans sert en partie à investir directement dans la chaîne de production », ajoute le dirigeant.

Quelle solution pour quelle durée de vie ?

« Pour les armateurs, le carburant du futur restera d'abord et avant tout celui qui va permettre de se conformer à la réglementation », évacue, pragmatique, Vincent Rudelle, directeur général du cabinet d’architecture navale LMG Marin France, qui fut à la manœuvre du premier ferry à hydrogène (Hydra) pour l’armateur Norled (mis en service fin 2021).

L'ingénieur de formation a confiance. Il a commencé à plancher sur le GNL il y a plus d’une décennie pour des ferries côtiers dans un contexte où tout était à faire : « Aujourd’hui, il y 500 navires en commande au GNL et en 2028, plus d’un millier seront en service en 2028 ». Tout cela en même pas une durée de vie de navire. « L’histoire a tendance à se répéter. On se retrouve dans la même situation mais avec, cette fois, une multitude de solutions » pour lesquels tout est à construire.

Rupture dans la façon de conduire les développements

La révolution énergétique pour Jean-Jérôme Semat, PDG France et Afrique du Nord et de l'Ouest de l’équipementier Alfa Laval (produits et services autour de l’échange thermique, la séparation et le transfert des fluides), c’est d’abord « une rupture majeure dans la façon de conduire les développements. Il y a encore quelques années, on développait en interne en fonction de problématiques de marchés et des besoins clients. Aujourd’hui, il nous faut copartager des phases de R&D, à la fois en amont sur de la production de molécules mais aussi sur des phases de test ».

Le groupe suédois, à la croisée des problématiques actuelles avec ses deux grandes divisions Marine et Énergies, a été bien inspiré, quand en 2014 il a créé, à Aalborg, au Danemark, « un centre d'essai à grande échelle qui permet de tester tous les nouveaux carburants émergeant sur le marché. Nous pouvons ainsi anticiper les impacts sur les équipements en termes de taux d’usure, de consommation des énergies... », explique-t-il.

Comme pour CMA CGM, l'équipementier pousse loin l’intégration en se positionnant comme un acteur dans la production de la molécule. En 2021, il a pris une participation (minoritaire) dans la société suédoise Liquid Wind, qui développe des installations d'électro-combustibles, visant la production des carburants propres renouvelables (conversion Power-to-fuel, d’énergie en carburant).

En attente de règles sur les usages des carburants

L’absence de réglementations sur les usages des carburants alternatifs peut être problématique car elle ne permet pas une approche unifiée des initiatives qui émergent. « Pour certains nouveaux carburants, on est encore sous le régime dérogatoire. Les spécifications administratives des carburants marins ne permettent pas aujourd’hui une intégration de biocarburants par exemple », explique Étienne Valtel, directeur général d’Altens, dont c’est la première participation à Euromaritime.

Historiquement positionné sur le transport routier, le distributeur français d’énergies bas-carbone (cinq dépôts de stockage) a lancé une gamme de biocarburants maritimes qui permettent d’améliorer immédiatement la note CII (indicateur d’intensité carbone), sans investissements qui pourraient peser sur le capex des entreprises.

Le « B100 » selon le jargon de l’entreprise de la Rochelle – pour 30 % bio et 70 % MGO –, est un biodiesel à 100 % issu d’huiles alimentaires usagées, collectées auprès des industriels agroalimentaires, certifié durable et produit en France. Altens promet une réduction jusqu’à 85 % des émissions de gaz à effet de serre par rapport à du diesel marin léger et jusqu’à 20 % celles de CO2eq.

L’entreprise propose aussi du HVO100, un, biocarburant paraffinique de synthèse, issu de la transformation d’huiles alimentaires usagées ou de graisses résiduelles. Il a l’avantage d’être chimiquement similaire au gazole conventionnel (et donc compatible avec toutes les motorisations diesel) et permettrait d'abattre les émissions de CO2 jusqu’à 90 %.

La compagnie de croisière Ponant a notamment testé sur le Champlain le B100 de l’entreprise, 70 % plus coûteux que le diesel et dont l’utilisation augmente la consommation du navire de 12 % (le passage du HFO au diesel a le même effet).

La campagne d'essais chez Ponant a été plutôt concluante : pas de perte de puissance du moteur, suppression des émissions de fumées et particules. En revanche, elle a été moins probante sur les oxydes d’azote.

Corsica Linea approvisionne actuellement quatre de ses navires en B30 du fournisseur d'énergies tandis que Sogestran a recours au HVO100 pour son service fluvial conteneurisé sur la ligne Le Havre-Rouen-Gennevilliers.

Incitation à moins consommer

« On parle beaucoup de la molécule, de la technologie du navire, du moteur mais il ne faudrait pas oublier qu’une molécule se produit, se transporte et se consomme », intervient Farid Trad, rappelant que le port est un acteur majeur. Pour le dirigeant, la pertinence d’une solution se jauge aussi à la façon dont elle s’adapte à la chaîne de solutions.

« En dehors du GNL et de ses variantes, il y a en effet encore beaucoup de choses à faire sur les infrastructures pour les autres solutions. Aussi, au niveau du navire, les choix peuvent être synonymes de surcoût et de sur-complexité », convient Vincent Rudelle.

Pour l’ingénieur formé à l’Insa (sciences appliquées), le coût onéreux des nouveaux carburants est une incitation à optimiser toutes les postes de consommation énergétique du navire. « L’énergie la moins chère restera celle que l’on ne consomme pas », rappelle-t-il en déclinant le principe de Lavoisier.

« Quand on est sur de tels niveaux d’investissements, les solutions véliques peuvent être intéressantes, y compris financièrement, tant pour le saut technologique qu'elles permettent que pour l'économie générée », ajoute-t-il.

Maintenance, gisement énergétique

« On est très mauvais sur l’optimisation énergétique de la maintenance alors qu’elle offre des gains énergétiques importants. Sur l’ensemble de l’industrie, si on optimisait la maintenance sur les échangeurs thermiques, par exemple, on pourrait réduire les émissions de 2,7 % », assure Jean-Jérôme Semat, dont le groupe a annoncé l’an dernier 335 M€ d’investissement (sur un chiffre d’affaires de 4 Md€). Une partie doit servir à décarboner ses propres actifs. « La décarbonation de la chaîne commence par là : vendre des produits qui soient « net zéro », explique-t-il.

Les e-fuels, la solution à la disponibilité de la matière première

Avec le passage à l’échelle, la compétition d’usage des nouveaux carburants n’est pas le moindre des obstacles.

« C’est même un défi majeur, rebondit Etienne Valtel. A fortiori au regard des volumes en jeu. Une raffinerie classique produit plusieurs millions de tonnes. Pour une bioraffinerie, on parle de plusieurs dizaines de milliers de tonnes. On n’est pas du tout sur la même échelle. Cela suppose de multiplier les unités de production. Les producteurs de biogaz vont non seulement devoir attirer la matière première à eux mais aussi déterminer là où ils vont mieux la valoriser, si c’est l’aviation, l’industrie, le maritime… ».

Une concurrence à durée limitée ? Le dirigeant estime que les e-fuels, produit à partir CO2 capté et d’électricité, vont permettre de s’affranchir des problématiques de matières premières. « On ne risque pas d’avoir de la compétition sur le CO2. On en produit trop. On aura aussi peut-être une meilleure visibilité sur les prix à long terme », se risque-t-il. L’accès à l’électricité verte est un point d'attention majeure mais le dirigeant n’en fera pas mention.

Une opportunité pour retrouver de l'aplomb

Une chance pour que l’Europe reprenne un peu de contrôle sur la construction des navires ? D’une certaine façon, acquiesce Vincent Rudelle. « Ceux qui font construire des navires en Asie doivent passer aujourd’hui par la case R&D et ingénierie en amont de manière à s’assurer que les technologies sont opérables dans ces chantiers. Et il est vrai que nous sommes très sollicités sur des travaux de ce type ». Créé à Toulouse en 2012, LMG Marin France (25 ingénieurs), filiale du groupe fondé en Norvège, vient d’ouvrir un bureau Marseille.

Un cadre législatif et fiscal

« On voit bien qu’il faudra rapidement un cadre législatif qui soit favorable aux mouvements des énergies renouvelables de façon à de fluidifier leur accès ». Farid Trad connait ses basiques : « nous avons besoin d’une unicité de réglementation pour offrir un cadre lisible aux investissements qui sont sur du temps long ».

Il se fait l’écho de l’appel des cinq grands patrons du secteur du conteneur (MSC, Maersk, CMA CGM, Hapag-Lloyd) et de l’armateur de rouliers Wallenius Wilhemsen, qui, en marge de la COP28, ont rappelé qu’ils attendaient un « calendrier clair » concernant les normes d'intensité des émissions carbone et les conditions réglementaires permettant d'accélérer la transition vers les carburants verts.

La tarification du carbone (montant et affectation) devrait animer les prochains débats à l'OMI qui seront âpres. La taxe doit être suffisamment élevée pour à la fois accompagner les pays en développement (ceux qui subissent les conséquences climatiques et qui en plus ont la « carte verte », les ressources nécessaires pour produire de l’énergie renouvelable) et pour financer la R&D sur les combustibles verts. Si tant est que ce choix soit fait.

L’OMI, mandataire en principe de la réglementation sur le transport maritime, s'est fait court-circuitée sur toutes ces questions par l’Union européenne qui vient de faire entrer le transport maritime dans son système d’échange de quotas d’émission. Avec le risque d’une réglementation fragmentée voire d'une superposition de législations régionales

« On va dans la bonne direction, de la bonne manière et en ayant conscience de tout ce qui est à faire. Les enjeux sont colossaux et les ambitions sont très fortes. Et c’est tant mieux car cela va générer de la créativité en R&D et dans la manière de gérer nos opérations », s'emballe Farid Trad, qui tenait à conclure sur un vent d’optimisme.

Adeline Descamps

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