Pierre-Antoine Villanova, Corsica Linea : « La chasse à la part de marché qui crame du carbone ne nous intéresse pas »

Pierre-Antoine Villanova, directeur général de Corsica Linea

Pierre-Antoine Villanova, directeur général de Corsica Linea

C'est une voix qui détonne, assumant des choix de sobriété, y compris dans la croissance, pour que chaque tonne de carburant consommée le soit pour une bonne raison, à savoir transporter des personnes ou des marchandises dans un navire plein. Entretien avec le directeur général de Corsica Linea (et Pierre Mainguy, directeur commercial et marketing). Pierre-Antoine Villanova s'était contenté jusqu'alors de formuler le strict minimum sur tous les sujets d'entreprise. jusqu'à présent...

Vous venez d’être élu à la présidence du Top 20, qui réunit les dirigeants des plus grandes entreprises de la métropole Aix-Marseille Provence. Vous avez mis Le Méditerranée à disposition de réfugiés ukrainiens. Votre premier ferry au GNL a été baptisé à en présence de Clément Beaune, ministre des Transports et ancien ministre des Affaires européennes, dont vous avez salué « l'implication discrète » pour fiabiliser la DSP sur la Corse… Vous voulez être plus visible ? Faire preuve d'exemplarité ? Faire valoir votre différence alors que vous avez quitté Armateurs de France ?

Pierre-Antoine Villanova : Rien de tout cela. Nous avons tout simplement davantage à raconter aujourd'hui. Communiquer sur ce que l’on va faire avant de l'avoir réalisé n’est pas dans la culture "low profile" de l’entreprise. Maintenant que notre histoire est ancrée, solide et que plus personne ne peut la contester car elle est vérifiable, par ses résultats, nous avons plus de légitimité à nous exprimer. Cette attitude nous a permis de gagner en crédibilité auprès de l'ensemble des parties prenantes, qu'il s'agisse des administrations, des collectivités territoriales, des pouvoirs publics ou des banquiers. Les résultats de Corsica Linea au bout de sept ans sont là car ils sont adossés à un socle de valeurs.

Celles que vous avez exposées en présence de Clément Beaune lors de la mise en service de votre premier navire au GNL il y a un an. Il ne s’agissait donc pas d’éléments de langage ?

P-A.V. : Le passager ne s'intéresse pas aux messages corporate que nous voudrions émettre. Seul son expérience à bord importe. Mais j'ai la faiblesse de croire que tout ce que l'on prouve être – en clair notre adéquation entre ce que nous projettons et ce que nous sommes –, influence l'opinion du client et joue en faveur de l'attractivité de l'entreprise.
Même si on en fait un mot-valise, la satisfaction du client est le premier pilier de nos valeurs devant l’ambition sociétale et l'impérieuse nécessité de réussir la transition environnementale. Quant à ma vision, elle est simple : être l'entreprise de transport passagers et de fret la plus moderne de Méditerranée d'ici 2030.

En quoi consiste « être une entreprise moderne » dans votre secteur ?

P-A.V. : La société est en train de changer profondément. Les gens veulent vivre en phase avec leurs convictions. C’est une nouvelle modernité, celle à laquelle j'aspire aussi au niveau de l'entreprise. En étant en adéquation complète avec les valeurs de notre temps, on attire plus de clients. Et nos résultats le prouvent. On a enregistré une croissance de 15 % sur l'ensemble de nos marchés depuis 2016 [date de la création d'entreprise, NDLR]. Il y a 25 compagnies de transport de passagers en Europe. Le classement de Tripadvisor nous accorde la quatrième place pour le critère de la satisfaction client. C’est le niveau des compagnies scandinaves.

Le retour client est un critère que nous traçons chaque semaine et que nous prenons très au sérieux. Ainsi, suite à des remontées, nous avons procédé à des aménagements sur le Méditerranée, mis en chantier en mars dernier pour la réfection complète des salons fauteuils, des sanitaires, des bars-restaurants, et la création d’un grand espace jeux pour enfants.

Vos résultats précisément. Comment s’est déroulée l’année ?*

P-A.V. : Elle reflète la fidélisation du client. Le trafic sur la Corse a augmenté de 10 % sur un marché qui est en baisse, de 3 à 4 %. Vers Propriano, nous avons enregistré 85 % de hausse cet été. Le cas de ce port est intéressant car il était desservi auparavant par La Méridionale. Cela veut dire que les clients se reconnaissent dans notre offre et adhèrent à la marque.

Inversement, comment expliquez-vous que certaines lignes soient moins spectaculaires dans leur croissance ?

Pierre Mainguy, directeur commercial et marketing : Nous suivons principalement trois indicateurs : le niveau d’offre et sur la Corse, et nous en avons mis un peu plus que l’été dernier, le taux moyen de remplissage – sur chaque ligne [Ajaccio, Bastia, Ile Rousse, Propriano, NDLR], on progresse de 5 % –, et la satisfaction client, autour de 90 % en passager et de 85 % sur le fret.

Pourquoi ne pas communiquer votre taux d’occupation ?

P-A.V. : Un taux moyen ne veut rien dire dans nos activités très saisonnières. C'est son évolution qui nous intéresse. Et il nous montre que le passager est en croissance sur la Corse comme sur l'Afrique du Nord. Sur la Corse, le fret est toutefois en baisse de 5 à 6 % [1,7 million de linéaire, NDLR] en raison de la conjoncture économique et des grèves de début d'année, retard qui n'a pas pu être rattrapé durant l'année. Ces deux paramètres ont contribué, de façon égale, à la dégradation. La fin de certains grands chantiers BTP en Corse, qui avaient généré un trafic important ces dernières années, se reflète dans les trafics. Mais sur le passager, on a gagné de l'ordre de deux points de parts de marché si bien que l’on va finir l'année 2023 autour de 23 à 24 % de parts de marché contre 11 à 12 % en 2016.

Prises sur qui, gagnées sur quoi ?

P-A.V. : Les clients réguliers, qui avaient déserté à Toulon, sont revenus à Marseille. J’insiste sur le « régulier » car je ne parle pas du touriste. Nous avons contribué à la stabilité du port de Marseille. La fiabilité tous les jours, en temps et en heure, l'absence des troubles sociaux et l'offre des opérateurs, celle de Corsica Linea et de la Méridionale, ont remis Marseille en selle. Je peux l’illustrer : pour la première fois depuis 20 ans, en saison creuse, en février ou mars, le port de Marseille a enregistré plus de passagers que le port de Toulon vers la Corse.
Quand la Datar a construit la France, l'autoroute du soleil a fait de Marseille la porte d’entrée et de sortie naturelle vers la Méditerranée mais les dysfonctionnements des années passées [il ne nommera pas la SNCM, NDLR] ont fait le lit du port de Toulon.

Une évasion que vous êtes en mesure de chiffrer ?

P-A.V. : Le détournement de trafic vers Toulon est difficile à évaluer. Mais entre 2016 et 2023, les départs passagers depuis Marseille ont plus que doublé et ceux depuis Toulon (Corsica Ferries) ont perdu 10 points de parts de marché. Soit 13 points de plus depuis 2016 pour Corsica linea et 10 points de moins pour Corsica Ferries qui assure cependant toujours 65 % du trafic passagers en 2023.

Vous avez renforcé votre desserte de l’Algérie et de la Tunisie en 2023, au départ de Marseille mais aussi de Sète vers Bejaia, dont les escales hebdomadaires sont passées à deux, et vers Skikda, touché une fois par semaine. Parallèlement, vous avez ouvert un service ro-pax en septembre vers Tunis La Goulette. Investir 5 M€ pour mettre à niveau la flotte de façon à desservir le Maghreb, petit marché pour le fret, n'est pas un peu disproportionné ?

Pierre Mainguy : Pour la ligne Marseille-Tunis, de mi-septembre à mi-juin, on y va une fois par semaine et trois fois par semaine en été. On a en effet adapté notre outil naval pour intégrer du fret sur la ligne. Historiquement, c'était le Casanova qui y était déployé. Cela avait du sens l’été parce que le navire est plein, à plus de 2 500 passagers. En revanche, en hiver, ces marchés sont encore plus saisonniers que la Corse. On a donc décidé de positionner le Jean Nicoli, ro-pax parfait pour combiner du passager (capacité de 1 400 personnes) et du fret dans de bonnes conditions. Sur la période hivernale, nous avons entre 30 et 40 remorques dans les deux sens. Nous ne recherchons pas la performance sur ce trafic mais de remplir le garage de façon à complémenter le passager.

Les différentes expériences avortées posent la question de la pertinence d’un marché pour le fret maritime au Maghreb. Quel est votre sentiment ?

P-A.V. : Il y a un marché de conteneurs vers l'Algérie qui n'est pas le nôtre [pause, sourire, NDLR]. Il y a un marché fret qui existe depuis toujours vers Tunis, sur lequel nous avons pris une petite part de marché, de moins de 5 %.

Vous vous doutez que CMA CGM ne va pas rester inactif avec La Méridionale dans son escarcelle. Le groupe ne va se contenter d'affrèter des navires à un concurrent. Cela vous inspire un commentaire ?

P-A.V. : Un seul. Le président du Top 20 que je suis désormais se réjouit que la Méridionale soit dans de bonnes mains, qu'une entreprise marseillaise se préoccupe d'une autre entreprise de la métropole. Il faut être soulagé pour les marins et le port de Marseille. Après, est-ce que cela peut être un concurrent, je n'ai pas d'avis à ce stade.

Pourquoi avoir intégré le port de Sète dans votre offre sur le Maghreb ?

P-A.V. : C'est un port qui ouvre naturellement vers le sud, qui n’allonge pas trop les distances vers l'Algérie par rapport à Marseille où nous sommes un peu saturés. On a en outre trouvé un port attractif et des personnes motivées. En 2024, nous offrirons sept départs par semaine depuis Marseille vers l'Afrique du Nord et deux depuis Sète, donc neuf départs hebdomadaires vers le Maghreb. Les deux ports français sont par ailleurs bien engagés dans la transition environnementale. Marseille est un pionnier dans le branchement à quai en Méditerrané et Sète s'y met. Marseille reste bien entendu le port numéro un et naturel vers l'Afrique du Nord et la Corse.

L’année 2023 a remis sur la table le sujet du dumping social, qui a généré des remous sociaux. Vos homologues du transmanche, Brittany Ferries et DFDS, ont exercé un lobbying actif et obtenu une loi. Ce dossier a réveillé la question de la concurrence entre le pavillon français premier registre et le pavillon international italien, sous lequel opère Corsica Ferries mais aussi GNV du groupe MSC. Comment avez-vous appréhendé ces sujets alors que vous opérez sous le premier registre ?

P-A.V. : Cela fait 20 ans qu’on en parle. Oui, il y a une distorsion de concurrence réelle sur les lignes intra-européennes entre un pavillon italien et le premier registre français. Les coûts d’exploitation sont deux fois plus importants pour un pavillon français. Oui, on se bat à armes inégales. Non, ce n'est pas normal. Mais nous sommes fiers d'être le deuxième employeur de marins français [le premier est Brittany Ferries, NDLR] et nous défendons le pavillon français, premier registre, pour que les marins naviguent dans des conditions sociales de qualité.

Faire revenir le Rif sur les lignes passagers sur l’Afrique du Nord dont il est exclu depuis le décret du 21 avril 2006 est une solution ?

P-A.V. : Nous ne sommes pas pour empiler les lois. Un cadre existe, celui de l'État d'accueil, qu'il faut faire appliquer et contrôler plus et mieux. Sur ces questions complexes, le secrétaire d’État à la Mer, Hervé Berville, a lancé un groupe de travail, piloté par la direction des Affaires maritimes. Il doit déboucher sur des propositions et un plan d’action d’ici mars.

Votre participation à la Convention des entreprises pour le climat (CEC) – six sessions en six mois à plancher sur un plan de route environnemental et énergétique –, semble vous avoir bousculé ?

P-A.V. : J’ai travaillé pendant 22 ans dans le monde de l'environnement [groupe Suez à l’international, notamment dans la filiale spécialisée dans la gestion des déchets et traitement des eaux, NDLR]. C’est ma culture. Mais quand j'ai pris la direction générale, en mai 2016, de Corsica Linea, j'en savais peu sur la pollution d'un navire. J'ai vite compris que les fumées étaient un problème local et le CO2, un problème global. On a décidé de s’y atteler, non pas parce qu'on court après des normes, des lois ou des réglementations, mais parce c'était important. D’où l’investissement dans le branchement à quai pour trois navires, le traitement des fumées sur cinq navires, l’achat d’un premier navire neuf au GNL avec l'engagement d'un second [cet entretien a été réalisé avant l’annonce faite le 8 janvier de la commande ferme, NDLR]. Le GNL n'est pour nous qu'une étape avant de basculer vers le bio-GNL qui sera disponible en économie circulaire dans un horizon de trois ans. La participation à la CEC m’a conforté dans la volonté d'agir.

Elle vous a manifestement incité à revoir votre objectif de réduction des émissions de CO2, qui n'est plus de 30 % mais de 40 % en 2030 par rapport à 2022.

P-A.V. : Aucun effet d’annonce de notre côté. Cet objectif peut paraitre ambitieux mais il est réfléchi, chiffré, programmé et planifié. Et on va le faire sans toucher à l'équilibre économique de l’entreprise. On a identifié 52 projets avec effet de levier sur les émissions de CO2, les rejets en mer et les fumées. Notre programme prévoit des mesures techniques portant sur l’efficience énergétique de chaque navire (travail sur les bulbes, la coque, etc.…), la motorisation, l'introduction de nouveaux combustibles. On l'a amorcé avec du biodiesel [30 % sur cinq des neuf navires de la flotte, NDLR].

Vous avez indiqué lors des Assises de l'économie de la mer que vous étiez disposé à faire des arbitrages ligne par ligne. Vous pourriez être amené à désarmer des navires ? Les marins sont à l’aise avec cette idée ?

P-A.V. : On ne parle pas suffisamment du premier levier à impact, la sobriété. On commence à réduire ses émissions de CO2 en naviguant moins et moins vite.
La chasse à la part de marché qui crame du carbone ne nous intéresse pas. L’idée est de faire en sorte que chaque tonne de carburant consommée le soit pour une bonne raison, à savoir transporter des personnes ou des marchandises dans un navire plein. Donc oui, nous pouvons être amenés à faire des arbitrages sur des lignes qui émettent beaucoup de CO2 pour peu de revenus ou de marges. Clairement, cela veut dire que si je peux faire la même chose avec un navire de moins, je le ferais.

Les marins adhéreront à un projet qui les rend fiers d’être dans une entreprise consciente de ses responsabilités à l’égard de l’environnement et qui aura eu raison dix ans avant tout le monde. C'est le pari que je fais en tout cas.

Plus que des choix de sobriété dans votre exploitation, vous semblez assumer une certaine frugalité dans la croissance ?

P-A.V. : L’hyper-croissance, telle qu’elle était promue dans les années 90, j’en conviens. Il faut en faire le deuil. C’est cela être une entreprise moderne.

Propos recueillis par Adeline Descamps

*Depuis Marseille, Corsica Linea assure quotidiennement la desserte de la Corse (Bastia, Ajaccio, Île-Rousse et Propriano) et propose des lignes hebdomadaires vers l’Algérie (Alger, Béjaïa, Skikda) et la Tunisie (port de Tunis). En 2022, elle a transporté 863 000 passagers et acheminé 1,7 million de mètres linéaires de fret.

 

 

Hors cadre mais pas hors sol

Jusqu’à présent, Pierre-Antoine Villanova, directeur général de Corsica Linea depuis mai 2016, a formulé le strict minimum sur la quasi-totalité des sujets qui animent la vie d’une entreprise. Économe aussi sur la vision qu’il porte pour cette compagnie aux neuf navires sous pavillon français premier registre qui doit faire face au dumping social en Méditerranée face au pavillon italien, registre d'enregistrement de sa rivale Corsica Ferries.

Née sur les braises de la SNCM, l'entreprise aux intérêts corses a été créé en 2016 pour exercer la controversée desserte maritime de la Corse en DSP, régime que Pierre-Antoine Villanova refuse de considérer comme « une vache à lait » et qu'il appréhende comme un service public dont la « raison d’être n’est pas de marger » mais avec obligation d’être à l’équilibre.

Corsica Linea est une des rares compagnies, emblématiques du pavillon français, qui ne soient pas membre d’Armateurs de France, sortie en raison d’un différend sur la légitimité de certains à y être (mais sans rompre défnitivement les amarres, le dialogue étant maintenu).

Hors-cadre sans pour autant être hors-sol. Elu récemment président du Top 20, club qui réunit les dirigeants des plus grandes entreprises de la Métropole Aix-Marseille Provence, le dirigeant natif d'Ajaccio y côtoie ses grands voisins (CMA CGM, Bourbon, Ponant, Marfret, Mediaco…)

L'ingénieur des travaux publics de formation, au long parcours professionnel au sein du groupe Suez, n’est pas disposé à s’exprimer sur tout mais parle librement sur des sujets choisis, plus à l’aise aussi quand il s’agit de mettre ses convictions sur la table. Et à l’aube de 2024, le compte à rebours vers la neutralité carbone déclenché, elles sont plutôt limpides.

 

 

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