Les ailes de traction se déploient sous toutes ses formes – voiles rigides ou semi-rigides, kites ou rotors, à profil aspiré, mince ou épais... –, se technologisent toujours plus et s’adaptent progressivement à des navires de différentes tailles et de différents types, qu'il s'agisse de pétroliers, de vraquiers, de rouliers, ou encore de paquebots.
Les usines sortent ou doivent sortir de terre, à Caen pour OceanWings (ex-Ayro) ou à Saint-Nazaire avec CWS. Beyond the Sea, dont les systèmes véliques ont d'abord équipé des yachts, se montre disposé à se lancer sur les navires marchands. Les Chantiers de l’Atlantique capitalisent, eux, sur le Solid Sail, qui va notamment équiper les deux navires de croisière pour la marque de luxe Orient-Express du groupe hôtelier français Accor.
Un spin off de Michelin a développé une aile gonflable (et non une voile) qui se gonfle à l’air à basse pression (15 millibars) dont le mât télescopique haut de 17 m lui permet de se rétracter dans un « nest » capotable. Elle a été mise à l’épreuve par la Compagnie maritime nantaise.
Manifestation d'intérêts
Les armateurs conventionnels et établis s'y intéressent, dont témoignent l’entrée au capital du troisième armateur mondial de porte-conteneurs CMA CGM dans Neoline, de l'acquisition par le japonais K-Line du fabricant nantais de kites Airseas, dont il était le premier client, ou encore l’investissement de Louis Dreyfus Armement dans TradeWings, un porte-conteneurs vélique de 2 500 EVP, développé par l’architecte naval VPLP Design et la société de conseil Alwena Shipping, dont LDA va assurer la mise sur rails commerciale.
Le groupe de Suresnes se montre particulièrement réceptif : il aura testé le kite d’Airseas sur le roulier Ville de Bordeaux, exploité pour le transport des sous-ensembles d’Airbus, a également éprouvé les voiles rigides de Bound4Blue mais choisira finalement une autre technique, celle du Finlandais Norsepower (qui a actualisé le rotor Flettner) pour équiper les trois rouliers commandés en ce début d’année dans le cadre du renouvellement de la flotte de rouliers exploitée pour le compte d’Airbus.
Les retours d'expérience se multiplient
La compagnie marseillaise Marfret a équipé son Niolon des ailes rigides Ventifoils développées par le néerlandais Econowind. Un dispositif plug and play qui se replie dans un conteneur lorsqu’elles sont inutilisées et qui s’adapte sans contraintes aux ro-ro en service. Les ailes rétractables dans un conteneur de 40 pieds, qui trouvent ainsi facilement une place en pontée sans empiéter sur l’espace utile aux marchandises, a séduit l’entreprise.
L’armateur bordelais Socatra a été le premier client du Finlandais Norsepower sur le marché français, dont deux mâts rotors de type flettner équipent depuis le début de l’année son Alcyone. Le pétrolier (50 000 tpl) de 183 m de long, affrété par TotalEnergies, opère sur les routes transpacifiques : il charge en Corée et décharge à Fidji, puis en Nouvelle-Calédonie, et enfin à Tahiti.
« Nous avons choisi ce navire avec TotalEnergies car il a une particularité : il est souvent à la mer, ayant peu d’escales et un nombre de jours de navigation effective par an important », explique Laurent Bozzoni, directeur général de Socatra, qui intervenait dans le cadre des Assises de l'économie de la mer, chez lui, à Bordeaux, les 19 et 20 novembre. Les mâts de 35 m de haut et de 5 m de large sont mûs par un moteur électrique qui génère une dépression d'un côté et une surpression de l'autre, et qui permettent donc au navire d'économiser du carburant ». Le rétrofit a immobilisé le navire pendant trois semaines et demie. « Ce n'est pas neutre pour un navire qui avait moins de 2 ans à l'époque mais dont la durée de vie justifie l’investissement ».
Un routing essentiel
Il semble que le sailing soit indissociable de l’assistance vélique. Comme Marfret, l'entreprise s’est fait accompagner pour le routing (optimiser les routes et les paramètres opérationnels du navire en fonction des conditions météorologiques) par la start-up marseillaise Syroco. « L'utilisation de voiles tournantes introduit de la complexité dans la définition du voyage. Le routage de l'Alcyone implique des calculs avancés afin de tirer le meilleur parti du vent tout en tenant compte des vagues, de la houle et des courants. Grâce à ses jumeaux numériques et à sa puissance de simulation, la plateforme Syroco permet à l'équipage de tirer profit des conditions météorologiques, amplifiant ainsi l'efficacité des systèmes de propulsion », justifie Hector Firino Martell, gestionnaire de la flotte de Socatra,
Selon les données remontées par la start-up, les gains de consommation produits par les effets de l'assistance éolienne sont estimés entre 4 et 18 %. Et cumulés avec l'utilisation du routage météorologique, entre 5 et 21 % (mesures effectuées sur 9 voyages entre mai et octobre 2024). Ils seraient, selon Laurent Bozzoni, compris entre 8 et 15 %.
Par ailleurs, toujours selon Syroco, la consommation de carburant a été réduite de 50 t par mois en moyenne par rapport aux périodes d'exploitation précédentes du navire. Sur une année complète, cette réduction se traduirait donc par 1 800 t de CO2 évitées par an.
« On s'attendait à moins, reconnait Laurent Bozzoni, d'autant plus que c'est un navire qui traverse, du fait de son itinéraire, deux fois l'équateur. Or, pour que ce système soit pleinement effectif, il faut qu'il y ait quand même du vent ».
Une pertinence tributaire de nombreux paramètres
Si le système fonctionne très bien, la voile n’est pas forcément la panacée, nuance toutefois le dirigeant. Chez les Bozzoni, le verbe est franc. « Le vélique a un certain nombre de défis à relever : la visibilité, la résistance du navire, y compris sur le mouillage, parce que les mâts ne peuvent pas se plier. Sa pertinence dépend d’un tas de variables, le type de navire, son itinéraire, son exploitation. S’il est par exemple la majeure partie de son temps en opération commerciale ou en attente, ça fait moins sens ».
Pour Socatra, le verdissement de la flotte ne passera donc pas « que » par la voile. D’autant que les bénéfices véliques se diluent et que « l’on peut obtenir les mêmes résultats avec la seule amélioration des technologies de moteur, du design de coques et autres ». L’Alcyone est en effet plus jeune de dix ans que son sistership, sorti des cales en 2013. « Les deux remplissent exactement les mêmes missions et le même service. Or, entre les deux, la consommation du fait de l'amélioration des technologies a diminué de 40 % », assure Laurent Bozzoni.
La compagnie a actuellement neuf navires à son carnet de commandes. Sept seront dotés d’une motorisation dual fuel avec le méthanol et deux avec les biocarburants. L’un d’entre eux est un bitumier dont la cargaison, qui doit être tenue chaude, sera alimenté par une centrale au méthanol. Un risque mais assumé manifestement par le Bordelais.
Canopée, 18 moins d'exploitation
Zéphyr & Borée, qui fait construire des porte-conteneurs véliques pour le compte d’un collectif de chargeurs, était avant cela à l’initiative, avec Jifmar Offshore, de l’emblématique Canopée. Le roulier, affrété par Ariane Group pour le transport vers la base d’essai en Guyane des composants de ses lanceurs, soit une navigation tant en Atlantique qu’en mer du Nord, a été doté des voiles semi-rigides d'OceanWings.
Après 18 mois d’exploitation, y compris la phase sans ailes (le navire a été préparé wind-ready et ses ailes ont été installées à Caen), ce qui a permis de collecter et de comparer des données de soutage avec et sans ailes, « on a eu trois grandes confirmations », explique Emmanuel Schalit, à la tête d’OceanWings.
« La première, c'est que les équipements sont utilisables à la mer dans toutes les conditions. La deuxième, tout aussi essentielle car il en va du concept de ces équipements véliques modernes, c'est qu'ils doivent pouvoir fonctionner sans membre d'équipage supplémentaire et sans formation trop spécifique à la conduite. Le système s’enclenche automatiquement une demi-heure après avoir quitté le port et les arrête et les affale, une heure avant son arrivée. Et la,troisième ? « Ce sont ses performances », répond-il. Un sujet apparemment sensible.
Sur la base des données de soutage partagées par l'armateur, le gain de consommation de carburant est de l'ordre de 35 %. « Et on n'est probablement pas encore au plein potentiel parce qu'avec des développements dans l'intelligence artificielle et l'optimisation de la propulsion, il y a probablement moyen d'aller plus loin », ajoute le dirigeant. Le fabricant a récemment étendu sa gamme aux voiles rigides basées sur la technologie des pales éoliennes,
Montée en charge
Pour les nouveaux entrants, qui sont souvent des start-up, le virage de l’industrialisation en série et de l’approche industrielle (réduction des coûts, essentielle pour le payback des armateurs, et délais) reste toutefois à opérer.
L’évolution de la gamme d’ailes d’OceanWings découle en partie de cette préoccupation quant à la montée en charge avec en outre des installations en Asie. « Il se construit plus de 600 000 pales d'éoliennes par an dans le monde. On s’est inspiré de cette technologie pour notre gamme rigide (coques composites) car on peut les faire fabriquer partout dans le monde et en très grande quantité contrairement à notre capacité, actuellement limitée à plusieurs centaines par mois ».
Quant à la partie critique au niveau de la propriété intellectuelle, à savoir la bôme de ces ailes, « elle reste dans notre usine à Caen, mais elle est conçue pour rentrer dans un conteneur et donc on peut l'expédier partout dans le monde ». Là encore, l'entreprise s'est inspirée des éoliennes. « Aujourd'hui, personne ne construit des éoliennes en entier pour les amener toutes montées sur les champs. Ce sont des objets modulaires qui sont assemblés sur place ».
Adeline Descamps