Conteneurs : l'improbable traversée des six premiers mois de l'année

2021 n’est qu’à mi-parcours mais il s’est déjà passé tellement de choses en à peine six mois. Les perturbations dans l'offre sont devenues le principal moteur des taux de fret, qui semblent sans limites. La demande de transport ne manifeste aucun signe d’essoufflement. La productivité des ports est particulièrement dégradée. Les chaînes d’approvisionnement mondiales sont sous tension. Mais les transporteurs ont les bénéfices heureux.

Toute épidémie a une fin, rapide ou lente, dans un estompement progressif ou une cohabitation. Vraiment ? Le premier semestre est à peine terminé que Drewry établit déjà un bilan annuel. Pourtant, la vaste communauté maritime et portuaire n’a pas encore eu le temps de digérer un premier semestre haut en rebondissements et inattendus que le second semestre s’amorce avec un autre élément perturbateur, le variant Delta qui se propage à vitesse TGV en Asie.

2021 a encore six mois à souffrir (au sens ancien du terme) mais la moitié de l’année ne ressemble déjà à aucune autre que le secteur du transport maritime ait jamais connue. En à peine six mois, il s’est passé tant de choses. À commencer par la ruée sauvage des Américains qui, privés de sorties, loisirs et de restaurants, se sont jetés sur des biens de consommation courants et des équipements de la maison. Ce qui vaut au passage quelques traits d’esprit sur cette culture décidément très « yankee » à laquelle n’entendrait jamais rien la vieille Europe et son esprit des lumières. Très rapidement, les ports ouest-américains se sont vus submergés par un tsunami de conteneurs dans un contexte où la productivité était altérée par les mesures de restrictions sanitaires. En peu de temps, une autoroute surréaliste de porte-conteneurs s’est formée dans la baie de San Pedro qui borde les deux principales portes d’entrée du territoire américain. Il faudra alors des mois pour absorber les flux. Los Angeles y est encore employé à ce jour.

Transport maritime : haute saison et perturbations prolongées

Le navire qui s’échoue

En mars, c’est un autre choke point qui se forme et celui-ci hautement improbable. Un « navire géant », comme l’appellent les médias, se bloque en travers de la voie royale de la navigation maritime par où transitent près de 10 % du commerce mondial, le bulbe d’étrave s’encastrant dans la rive sablonneuse. Le canal de Suez devient alors le théâtre d’un échouement dont s’éprend le monde pendant une semaine à un moment où une partie de la planète vit sous les couvre-feux et la mobilité réduite.

Un déferlement de moyens est dépêché, mais il faudra six jours et un renflouement fort coûteux pour libérer l’Ever Given à la coque habillée par Evergreen. Le porte-conteneurs de 20 000 EVP « en diagonale » offre à la SCA (Suez Canal Authority) une publicité dont le gestionnaire de l’infrastructure égyptienne se servira ensuite pour réclamer aux responsables une indemnisation conséquente au titre d’atteinte à son image et du préjudice subi en pertes de trafics. Il faut dire que près de 400 porte-conteneurs se sont agglutinés de part et d’autre du passage, pris en otage à leur tour. Tant et si bien que certains ont fait rebrousse chemin pour prendre la route historique du cap de Bonne Espérance et son long contournement de la corne de l’Afrique.

L’événement, qui amuse le monde, crée d’importants remous dans une chaîne d’approvisionnement déjà rudoyée par les arriérés pandémiques et par le boom inédit de la demande qui a épuisé les boîtes et les porte-conteneurs. Voilà des mois que les taux de fret flambent et, alors qu’ils s’étaient stabilisés à un niveau élevé, l’Ever Given leur donne un coup de peps pour qu’ils reprennent leur inéluctable ascension. Ils font la fortune des armateurs de porte-conteneurs mais aussi de vraquiers, ceux-ci à la fois dopés par la hausse spéculative des matières premières et par un retour en grâce auprès des chargeurs qui les avaient éconduits voire définitivement écartés de leurs préférences. Mais faute de merles, on mange des grives. 

Home Depot va exploiter son propre navire pour pallier le déficit d'approvisionnement

Les digues de prix pulvérisées
 
Les navires disponibles se raréfiant, en nombre de toute façon insuffisant pour répondre à une demande insatiable alors que les Américains vaccinés peuvent pourtant reporter leurs intérêts sur les services, la course à la capacité prend des allures de sprint. Elle pousse les transitaires (DSV, Geodis, Bolloré) et les chargeurs – le plus illustre d’entre eux étant le grand détaillant américain Home Depot – à affréter eux-mêmes les navires. Tandis que les armateurs paient, eux, le prix fort pour affréter des navires auprès des propriétaires de flotte non exploitants qui en profitent pour imposer des conditions d’affrètement au long cours garantissant des liquidités pendant un certain temps. Et même un temps certain.

Toutes les digues psychologiques des prix explosent. Les chargeurs sont prêts à tout par crainte de ne pas pouvoir garnir leurs stocks et achalander leurs magasins à temps. Malgré des volumes d'importation record au cours du premier semestre, les ratios stocks/ventes des détaillants restent en effet historiquement bas, se vidant aussi vite qu’ils se reconstituent. Surtout aux États-Unis. En Europe, l’histoire est encore à écrire.

Les affrètements s’épuisant, les compagnies, à la trésorerie remise d’aplomb, font valser leur austérité budgétaire après des mois d’abstinence pour passer commande. Quoi qu’il en coûte. En moins de six mois, elles ont déjà contracté l’équivalent du record de 2007, à 2,7 MEVP. C’est un festival bienvenu pour les constructeurs dont les cales étaient désespérément vides l’an dernier.

Bienheureuses sont aussi les compagnies qui, comme HMM et MSC, attendaient des navires à la livraison. La plus chanceuse est la sud-coréenne HMM qui s’est vu livrer ses 12 mastodontes de 23 000 EVP à point nommé pour répondre en puissance au boom de la demande de transport. Cette force d’appoint, conjuguée à son intégration au sein d’une des trois principales alliances, l’ont installé dans un statut de grand opérateur est-ouest. L’israélienne ZIM a, elle, eu la main heureuse en frappant la cloche à la bourse de New York alors même qu’elle remplissait ses caisses grâce à la concentration de ses capacités sur les marchés les plus lucratifs et sur le marché spot où les taux de fret enregistrent des croissances à trois chiffres. Son action s’est littéralement envolée.

Yantian, bis repetita

Nouvelle pagaille

Vous avez aimé Suez ? Vous aimerez Yantian. En mai, l’émergence d’un cluster dans l’un des principaux ports à conteneurs du sud de la Chine condamne une partie du Yantian International Container Terminal (YICT) pendant près d’un mois, générant une nouvelle pagaille à l’ancrage et colonisant très rapidement les ports voisins où les armateurs avaient pris le parti de dérouter leurs navires.

Et bis repetita. Les piles de conteneurs s’accumulent sur les quais, les escales s’annulent, les retards de navires s’exacerbent... Par ses conséquences sur le trafic mondial, Yantian connaît un après similaire aux précédents épisodes de perturbation liés à l’épidémie : les conteneurs en sortie à évacuer, les marchandises expédiées dans d’autres ports de la région à récupérer, les afflux décalés dans les ports de destination à anticiper, les tensions sur la disponibilité des conteneurs et le repositionnement des boîtes vides à prévoir... Le tout dans un système logistique mondial au bord de la crise de nerfs.

Suez et Yantian sont finalement des miroirs grossissants d’un système, côté terre et côté mer, extrêmement fragile. Inéluctablement, les à-coups dans l’offre sont devenus le principal moteur des taux de fret. À chaque crise sa poussée de fièvre.

Taux de fret : sans limites

Taux de fret enfiévrés

Dix-huit mois après le déferlement de la pandémie, les coûts du fret conteneurisé continuent de voguer à des niveaux record. A fortiori avec l'entrée en vigueur des augmentations générales des taux (GRI). Selon Platts, pour les expéditions de l'Asie du Nord vers la côte Est des États-Unis, les armateurs afficheraient des tarifs dans une large fourchette de 15 000 à 25 000 $/FEU (conteneurs de 40 pieds) « selon l'urgence et l'historique de la compagnie maritime avec le client ».

Les taux au comptant de l'Asie du Nord vers les ports de la côte ouest des États-Unis se situeraient entre 8 000 à 12 000 $/FEU, mais ils peuvent atteindre jusqu’à 17 000 $/FEU pour des accords de dernière minute afin d'embarquer des marchandises sur des navires en partance. De l’Asie du Sud-Est vers la côte Est de l'Amérique du Nord, ils sont à des niveaux effrayants, jusqu’à 23 000 $/FEU, toujours selon Platts, et plus proches de 15 000 à 17 000 $/FEU vers la côte Ouest de l'Amérique du Nord, mais en hausse de près de 3 000 $ par rapport à la semaine précédente pour les deux routes.

L'indice Drewry World Container Index (WCI) a, lui, augmenté de 4,2 % au cours de la semaine dernière pour se fixer à une moyenne de 8 399,09 $/FEU. Pendant ce temps, le Shanghai Containerized Freight Index (SCFI) a encore pris 119,14 points au cours de la semaine dernière pour atteindre 3905,14. Le prix moyen mondial pour l'envoi d'un conteneur de 40 pieds a donc plus que quadruplé par rapport à l'année dernière et cru de 53,5 % depuis la première semaine de mai. Dans ces conditions, les réservations s’anticipent longtemps à l’avance, au-delà de deux mois.

Le conteneur, cette vulgaire boîte devenue si essentielle

« Un marché devenu fou »

« Nous sommes désormais habitués à voir des taux de croissance annuels à trois chiffres pour les taux spot sur la plupart des grandes lignes maritimes. Le fait que cela ne soit plus choquant est une preuve supplémentaire, si nécessaire, que le marché est vraiment fou en ce moment », indique Drewry qui vient de publier son rapport Container Forecaster. Pour le consultant britannique, que ce soit l'indice Drewry, le SCFI ou le Freightos Baltic, ils sont tous faussés car les indicateurs saisissent généralement les prix de réservation au comptant offerts environ une semaine avant le départ prévu d'un navire. Or certains transporteurs offrent des créneaux de dernière minute sous la pression de certains clients. Les chargeurs seraient prêts à tout pour obtenir de la place à bord. « Il s'agit d'une guerre d'enchères. » Dans ces conditions, certains tarifs peuvent atteindre 23 000 ou 24 000 $ (en porte-à-porte).

Récapitulatif du premier trimestre 2021 : bénéfices (net)tement supérieurs dans la ligne régulière

80 Md$ de bénéfices en 2021 ?

Les hausses extrêmes des taux de fret se sont naturellement traduites par une explosion des bénéfices des transporteurs qui ont affiché, toujours selon Drewry, un résultat moyen d’exploitation (Ebit) record au 1er trimestre 2021, de 27,1 Md$ contre 1,6 Md$ pour la même période il y a un an et 25,4 Md$ sur l’ensemble de l’année 2020. L’analyste prévoit un Ebit consolidé de 80 Md$ en 2021 suivi d’une baisse d’un peu plus d'un tiers en raison d’un fléchissement des taux de fret prévu et de l'augmentation des coûts, de nombreux transporteurs s'étant engagés dans des contrats d'affrètement coûteux à long terme.

« À l'heure actuelle, il est difficile de prévoir quand les prix atteindront leur sommet, car la congestion portuaire et la disponibilité des équipements continuent de peser sur les prix du marché », ajoute le consultant, envisageant néanmoins un troisième trimestre au plus haut. « La croissance sera encore au rendez-vous l'année prochaine, mais probablement deux fois moins forte, car les dépenses de consommation devraient revenir vers les services à mesure que les restrictions liées au Covid seront levées. »

Quant à la productivité des ports, la dégradation devrait persiter jusqu'en 2022. L’indice de l'offre et de la demande, mesuré par Drewry, est estimé à 105,7 en 2021 (tout indice supérieur à 100 indique un resserrement de l'offre sur le marché). La société de conseil évalue à 16 % la capacité effective mondiale perdue du fait de la productivité déficiente des ports. Les nouveaux niveaux de congestion sont tels, notamment dans les ports chinois et américains que le président Biden a diligenté la création d'un groupe de travail sur les perturbations de la chaîne d'approvisionnement.

Conteneur : l'Histoire va-t-elle encore bégayer ?

695 navires en retard

L’analyste danois Sea-Intelligence considère pour sa part que 695 navires avaient plus d'une semaine de retard à l’arrivée dans les ports de la côte ouest américaine au cours des cinq premiers mois de 2021. Ce chiffre est à mettre en perspective avec celui de 1 535 retards enregistrés durant toute la période de 2012 à 2020.

« Réparer » la chaîne d'approvisionnement et faire circuler les conteneurs n’est pas réaliste à court terme, semblent penser les transporteurs. Objectivement, aucun analyste ne se hasarderait à envisager un horizon favorable avant de longs mois. Le très contagieux variant Delta fait des ravages en Asie. La Malaisie, acteur important dans l'ameublement, fait l’objet d’un confinement sévère. Au Bangladesh, un confinement national de sept jours a été décrété. Les détaillants du textile en dépendent. L'Indonésie est au bord de la catastrophe. La situation s'aggrave également en Thaïlande.

« Méchants profiteurs ? »

Finalement, épingle Drewry, « le seul compte déficitaire des transporteurs est celui des relations publiques ». L’expert maritime fait ici allusion à l’empreinte laissée par les transporteurs, passant pour de « méchants profiteurs, insensibles aux problématiques de leurs clients » dans la déroute.

Toujours prompts à les soupçonner de collusion commerciale, pointant chroniquement les largesses fiscales dont ils bénéficient, les transitaires et les chargeurs ne sont en effet pas loin de le penser. C’est oublier un peu vite la décennie passée au cours de laquelle, écrasées par la surcapacité, « les compagnies maritimes perdaient de l'argent à chaque fois qu'elles déplaçaient une boîte. » C’était le monde d’avant…qui pourrait être le monde d’après. L’Histoire a la facheuse tendance de bégayer.

Adeline Descamps

 

 

 

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