Tensions sur les chaînes logistiques mondiales : et après ?

La crise sanitaire a mis en évidence les dépendances et interdépendances d’une chaîne de production concentrée à certains endroits du globe qui se facturent aujourd’hui en vulnérabilités. Quelle empreinte l’ensemble des dysfonctionnements laisseront-ils demain ? Des enjeux forts sur la remise à niveau de la supply chain, répondent certains des intervenants à l’occasion d’un débat organisé le 26 octobre par L’Opinion. Avec Christine Cabau-Woehrel (groupe CMA CGM), Franck Mathais (JouéClub) et Thomas Grjebine (CEPII).

« Quand vous êtes dans une conjoncture de forte demande, vous êtes inévitablement à la merci du moindre choc sur la chaîne de valeur », pose d’emblée Thomas Grjebine. Le responsable du programme « Macroéconomie et finances internationales » au centre français d'étude et de recherche en économie internationale (CEPII) intervenait lors d’un débat organisé par L’Opinion sur les tensions qui s’exercent depuis de long mois sur des chaînes logistiques mondiales à bout de souffle.

Il lui est notamment revenu la mission de décrire l’ensemble des processus – du reste largement chroniqués –, qui ont contribué à créer l’environnement tellurique auquel le monde économique est actuellement confronté : forte demande et offre contrainte, flambée des prix du transport et des matières premières, pénuries des intrants, désorganisation logistique, délais de livraison records, appareil productif mondial en surchauffe, congestions irréductibles dans les ports, fermetures d’usines, inflation généralisée en solde de tout compte pour le consommateur final, etc.

L’économiste a remis tout cela dans l’ordre, les événements post-Covid n’étant que la suite logique des dépendances et interdépendances d’une chaîne de production globalisée, intégrée et concentrée à certains endroits du globe, avec effet domino sur l’ensemble de la chaîne de valeur.

Quelques données-chocs donnent une idée de l’abîme mondial et de ses conséquences : 63 % de la production de semi-conducteurs sont localisés à Taïwan. 90 % de l’aluminium essentiel à l’industrie automobile sont concentrés en Chine dont 44 % dans la seule ville de Yulin. 70 % de la production chinoise de magnésium a été arrêtée en raison de la crise énergétique qui a provoqué des pannes de courant et le rationnement de l’électricité. Les cours du métal ont franchi les 1 000 $ non sans impacts sur la production de l’aluminium. En bout de chaîne, une hérésie économique : Renault a son carnet de commande gonflé à bloc mais est contraint de fermer la moitié de ses usines en France. Plus globalement, 45 % des entreprises industrielles en France déclarent leurs activités contraintes par des difficultés d’approvisionnement, selon une estimation de l’Insee réalisée en octobre.

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À-coups brutaux

Aux variations d’une demande plus forte que prévu et surtout non anticipée, résultant d’une consommation longtemps refoulée puis survitaminée par des plans de relance massifs (500 Md$ en Chine, 1 200 Md$ aux États-Unis), n’a pas répondu une offre contrainte par un ensemble de phénomènes cumulatifs, rappelle l’économiste. Les difficultés persistantes dans les transports (pénuries de conteneurs et de navires), la congestion portuaire, les restrictions sanitaires localisées, etc., n’y sont pas étrangères.

La crise, qui a modifié les habitudes de consommation (télétravail, e-commerce), font que la demande s’est concentrée sur certains biens manufacturiers au détriment des services, accentuant les tensions sur les capacités de production, les prix et disponibilité des matières premières. Les effets des achats de précaution (autant dire de panique) ont renforcé les à-coups sur les fabricants. « En Allemagne, les coûts de production ont augmenté de 14 % en un an et de 10 % en France », pointe le chercheur, spécialiste des déséquilibres européens.

Un dernier élément parachève l’ensemble et commence à « mordre ». Ce que Thomas Grjebine décrit comme étant « la première crise de la transition écologique ». « Le frein sur les investissements dans les industries polluantes sans que les alternatives n’aient eu le temps de se mettre en place ont entraîné une flambée du coût des énergies. La réduction de la production de charbon pour diminuer les gaz à effet de serre a participé au rationnement de l’électricité en Chine et a eu pour conséquence majeure de ralentir encore la production. » (lire à ce sujet Énergie : le nouveau point de blocage des circuits d'approvisionnement).

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Problématique globale de supply chain

« La congestion portuaire, qui peut immobiliser nos navires pendant 14 jours à l’ancre au large des grands ports mondiaux, entretient ce déficit d’offre et de demande que l’on n’arrive pas à combler, confirme Christine Cabau-Woehrel, à la tête des avoirs industriels et des opérations du groupe CMA CGM. Nous sommes aujourd’hui dans une situation de disruption totale de la supply chain. Ce n’est pas seulement un sujet pour le transport maritime. Il y a une problématique de terminaux, de ports, de transport routier, de logistique… ».

Pour l’ancienne présidente du directoire de port de Marseille, « les infrastructures de transport ne sont tout simplement pas prêtes à répondre à des changements aussi brutaux. Il va falloir disposer d’un système de soupape pour qu’elles puissent absorber des accélérations soudaines pendant un certain temps et réfléchir au prix économique de ce fonctionnement ».

Ayant manifestement réfléchi au monde logistique de demain, nécessairement plus résilient, elle appelle à révolution culturelle dans la façon de penser la chaîne logistique, semblant condamner le just-in-time, qui permet aujourd’hui de commander à tout moment. « Chez CMA CGM, on considère que la crise sanitaire n’est pas un acte isolé. Il faut revoir notre façon de faire et de travailler avec nos clients de façon à mieux anticiper ». C’est dans cette logique que l’armateur souhaite développer les contrats de long terme au détriment du spot. Et c’est aussi pour engager le dialogue que le troisième armateur mondial, néanmoins français, a décidé de caper ses taux de fret jusqu’en février. 

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Relocalisation stratégique

Christine Cabau-Woehrel croit à la relocalisation stratégique sous la forme d’une régionalisation de certaines fabrications. Est-ce que « fabriquer un peu plus près de chez nous » va changer radicalement la façon dont la Chine et l’Asie trustent l’appareil de production ? « Pas vraiment, répond-elle, l’​Asie reste irremplaçable et l’on ne relocalise pas aussi évidemment de tels volumes mais régionaliser pour répondre à une demande de juste-à-temps peut s’avérer intéressant ».

La compagnie semble aussi prête à revoir sa routine portuaire. « On utilise toujours les mêmes ports pour faire transiter les marchandises. Nous sommes prêts à élargir l’éventail pour utiliser au mieux les infrastructures», s’engage-t-elle. Au royaume du conteneur, l’organisation du transport maritime se fait en « hub and spoke » et les alliances maritimes sont souveraines sur la sélection des ports d’escale et la configuration du réseau. La mondialisation choisit également ses cibles. En l’occurrence, elle a fait de l’Asie-Pacifique un pivot des ports mondiaux de conteneurs et de la manutention, la région représentant plus de 42 % du nombre de ports, 60 % des escales et près des deux tiers du volume traité. Avec 228,6 MEVP et 27 ports, la Chine contribue à hauteur de la moitié de tous les volumes portuaires de la région et à un quart des transits mondiaux.

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Disparition des savoir-faire industriels

« La relocalisation est possible si les savoir-faire industriels existent », recontextualise Franck Mathais, le représentant de JouéClub, concerné à double titre par des conteneurs à 20 000 $. Le groupe importe d’Asie ses jouets pour ses propres magasins mais est aussi le client de grandes marques internationales. « La donne sur les capacités de production change en effet si on supprime le coût du transport au prix où il est pratiqué aujourd’hui. Cela permet de reconsidérer le sourcing en provenance d’Asie voire d’imaginer être compétitif en France. Mais cela n’a rien d’évident pour autant ».

Le distributeur de jouets fait partie de ces secteurs à cran en fin d’année qui concentre une part importante de leur chiffre d’affaires. « Au vu des enjeux, vous êtes amenés à accepter un coût de transport à 25 000 $ le conteneur car la perte que vous allez endossez sera de tout façon moins préjudiciable que si la marchandise reste à quai en chine », réagit le responsable, sans doute en référence aux inévitables « pratiques déviantes » et spéculatives.

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Revue stratégique du sourcing 

Ayant anticipé les tensions en observant ce qui se passait aux États-Unis, l'enseigne spécialisée a avancée de trois mois ses commandes, qui sont en temps ordinaire passées six mois avant Noël. En ayant donc reporté de 11 mois au total, JouéClub peut se targuer d’avoir aujourd’hui 20 % de stocks en plus qu’au même moment de l’an dernier. « Avec la hausse des coûts de production, nous avons 30 % des jouets en magasins dont les prix ont augmenté », reconnait-il toutefois. Le coût du transport maritime ayant été multiplié par dix en un an – JouéClub travaillerait-il donc avec le spot ? –, selon leur volume et leur valeur, une partie des produits n’a pas été reconduit au catalogue cette année.

Son sourcing, le spécialiste du jouet y veille. Cela fait quelques années à vrai dire qu’il mène une revue stratégique « pour relocaliser ce qui est peut l’être ». Dans l’immédiat, il fait surtout la chasse au vide et donnera sans doute des idées à d’autres. « On veille à ne pas transporter de l’air qui coûte trop cher. Ainsi, on envisage de ne plus importer le produit fini mais désassemblé pour le réassembler ensuite, en proximité des centres de consommation ».

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Penser au monde de demain avec les fondamentaux d’aujourd’hui

« Toute la question est de savoir si le choc va être temporaire ou suffisamment durable pour justifier les investissements, conclue Thomas Grjebine. Vous n’allez pas modifier vos capacités de production de façon substantielle si vous estimez que tout va redevenir normal. »

L’autre question est celle du coût, renchérit Franck Mathais qui pense « au prix acceptable pour le consommateur final ». 

À quel niveau le taux de fret va-t-il atterrir une fois les tensions apaisées ? Ils sont en effet nombreux à se poser la question. Celle-ci n’est pas indissociable d’une autre interrogation sur laquelle les débats ne se portent pas vraiment : quel est le véritable prix d’un service maritime ? « Il a un coût et se paie », avait eu l’occasion de placer Rodolphe Saadé, le PDG du groupe CMA CGM, lors d’un rendez-vous international.

Il n’est certes peut-être pas à 20 000 $ la boîte comme aujourd’hui mais pas non plus à quelques malheureux dollars comme le secteur, la rentabilité en fond de cale, l’a longtemps éprouvé.

Adeline Descamps

 

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