« Notre monde a changé et il est compliqué », admet volontiers Antoine Pellion, secrétaire général à la planification écologique. Les choix énergétiques décisifs qui attendent entre autres une prise de décision politique le sont tout autant. L'équation à plusieurs inconnues est néanmoins connue. Il s'agit de trouver les réserves financières pour financer les 100 Md€ nécessaires à la décarbonation de la seule filière maritime française dans un contexte budgétaire à sec et un environnement fiscal flottant. Il est question d'établir une trajectoire de production d’énergies dans un temps contraint avec une problématique de ressources de biomasse à court terme et de fabrication de carburants de synthèse à long terme. Il faut pour cela produire de l’énergie décarbonée pour ne plus avoir à dépendre d’importations lourdement carbonées à plus de 60 %. Et assurer du carburant pour tous au rythme nécessaire par rapport aux objectifs crantés et sans discrimination ni concurrence sectorielle pour ne pas avoir à se battre pour la moindre goutte de carburant décarboné.
Le transport maritime est face à un mur de complexités, subordonné à un système énergétique dont on ne sait pas vraiment comment il va s’organiser. Seule certitude : « on cherche à substituer à des énergies fossiles qu'on maîtrise depuis plus de 100 ans des choses un peu nouvelles et qui coûtent plus cher », résume simplement Jules Nyssen, président du Syndicat des énergies renouvelables, pour lequel la question du soutien financier à la production d'énergies vertes est finalement assez marginale par rapport à l’organisation de l'utilisation de ces énergies.
Les énergies décarbonées se sont invitées dans une grande partie des interventions et des conférences qui ont rythmé les deux jours des Assises de l’économie de la mer les 19 et 20 novembre à Bordeaux, organisées par le Cluster maritime français et le groupe Ouest France/Le Marin. Proportionnellement aux inquiétudes qu’elles génèrent.
Trois temps, trois mouvements
« Trois temps et trois mouvements sont au cœur de la roadmap industrielle pour décarboner à l'horizon 2050 », exécute Pierre-Éric Pommellet, qui s’exprime en tant que président du Groupement des Industries de Construction et Activités Navales (Gican). « 2050 est le temps que l’OMI a fixé pour la décarbonation de la flotte mondiale. Mais c'est 2030 qui tient lieu de cap à considérer, cycle de production industrielle oblige. Et c'est maintenant qu'il faut s'en préoccuper. Et aujourd’hui, c’était déjà hier car on a entamé le travail », ajoute le PDG de Naval Group qui ne craint pas d’égarer son lecteur dans ses fenêtres de temps ouvertes simultanément.
Quant à ses « trois mouvements », il les ramasse dans une seule lettre « E comme économies d'énergie, efficacité énergétique et énergies, celles dont on parle et celle dont on ne parle pas ». L’allusion au nucléaire est implicite pour le PDG dont le groupe vient de livrer le Tourville, le troisième des six sous-marins nucléaires d’attaque de type Suffren destinés à la Marine nationale.
Lapalissade
Pour décarboner la flotte, il faut commencer par produire de l’énergie décarbonée. Or, l'accès à la ressource, qu’il s’agisse de l’électricité verte pour les futurs carburants de synthèse ou la biomasse pour les biocarburants, est problématique. Une équation que les pouvoirs publics pensent résoudre en partie par de la planification.
Le nouveau gouvernement a présenté récemment sa Programmation pluriannuelle de l'énergie (PPE-3) qui doit réussir la bascule en moins de dix ans d’une énergie carbonée à 60 % à une décarbonation à 60 %. Dans un même élan, a été publiée la Stratégie nationale bas carbone (SNBC) qui, dans sa troisième version, doit tracer le chemin vers une réduction de 50 % des émissions brutes de gaz à effet de serre (GES) en 2030 (par rapport à 1990). Cela suppose d'abattre 126 Mt en moins d'une décennie alors qu’il aura fallu 32 ans (1990-2022) pour venir à bout de 144 Mt... Les transports devront contribuer à cet effort à hauteur de 27 % – ils représentent un tiers du problème (32 % des émissions de GES) –, l'industrie à 68 % et l'énergie à 65 %. Dans cette perspective, la part des fossiles (pétrole, gaz) devra tomber dans la consommation finale à 42 % en 2030 (contre 60 % en 2022) puis à 30 % en 2035 et à zéro en 2050. Dans six ans, l'électricité devrait donc représenter un tiers du mix énergétique français et les énergies renouvelables (EnR), 23 %. Cinq ans plus tard, les alternatives vertes (nucléaire et EnR) devraient composer un bouquet verdi à 80 %.
Pression sur les prix des intrants
Dans ces conditions, la gestion des ressources naturelles devient un sujet « parce qu'elles sont en quantité limitée », rappelle Antoine Pellion. Et les priorisations, dont découle une forme de concurrence entre filières, se posent dans le débat politique. Pour établir cette planification écologique, ses services ont analysé l'ensemble des émissions par secteur. Au total, près de 9 Mt, soit 2 à 3 % de la baisse des émissions, sont assurées par le maritime, associées à une hypothèse de soutage en France des navires, « raison pour laquelle on a une ambition forte concernant le soutage sur le territoire national »
« Si on veut décarboner notre système, c'est d'abord consommer moins, ensuite mettre beaucoup d'électricité, et pour ce que l’on ne peut pas faire avec l'électricité, il faut trouver d'autres formes de ressources, principalement les bioénergies qui reposent sur la biomasse », avance Jules Nyssen À ce niveau, autant la ressource peut se renouveler, autant la quantité disponible n'est pas infinie, et elle est déjà sur-sollicitée par de nombreux secteurs. Les deux nouveaux entrants que sont le transports maritime et aérien viennent exercer une pression supplémentaire « sur une ressource dont on ne sait pas exactement avec précision évaluer la disponibilité », reconnaît le spécialiste des énergies renouvelables. « Mais cette contrainte de biomasse n’est pas propre à la France. Elle est européenne et mondiale. On n'en sortira donc pas par les importations ». Inévitablement, à trop tirer sur la ressource rare, un potentiel problème de prix va se poser. Et produire de l’énergie renouvelable dans un contexte de concurrence internationale à prix supportable ne semble pas encore avoir trouvé de réponses.
Ne pas substituer les dépendances d'importations
Selon le secrétaire général de la planification écologique, jusqu’en 2030, la baisse des émissions de gaz à effet de serre pourra être assurée par de l'incorporation de carburants décarbonés. « Pour cette échéance, on a les ingrédients, mais il faudra donner un coup d'épaule pour concrétiser les projets d’usines de production de biocarburants et HVO et sécuriser ces points d'approvisionnement. Si on ne veut pas dépendre des importations pour les intrants, il faut qu’ils soient produits sur le territoire national. Or, les ressources disponibles aujourd'hui reposent sur des produits issus de la forêt, des terres agricoles ou des résidus ». À cet égard, le changement climatique n’est pas un allié. « Entre 2010 et 2020, la forêt française s'est accrue en surface, et pourtant, la croissance de bois a été divisée par deux parce que les arbres poussent moins vite et il y a plus de mortalité ».
Si ce n’est pas gagné, ce serait faisable à l'horizon 2030, assure-t-il. En revanche, la discussion reste très ouverte au-delà. « On ne sera pas capables avec les ressources du territoire français de produire l'intégralité des carburants nécessaires à la fois pour le maritime, l'aérien, dans les proportions de demain. Il faut en revanche le reconnaître maintenant car le dimensionnement de nos installations de demain se décide aujourd’hui ». Le représentant met aussi en garde : il ne faudrait pas non plus que dépendance stratégique vis-à-vis des importations de produits d'énergie fossile ne devienne pas demain une dépendance stratégique d'importation de biomasse ou « d'autres choses ».
Une grave erreur ?
« Oublier qu'on a 40 % d'émissions de carbone à abattre d'ici 2030 par rapport à 2008 serait une grave erreur, intervient Édouard Louis-Dreyfus, président d’Armateurs de France. Car louper la marche de 2030 « et ce serait la quasi-certitude de ne pas être au rendez-vous de 2050 ».
Le président de l’organisation professionnelle est inquiet car l'industrie maritime est énergivore... en capex, car le tissu des armateurs français est composé par une majorité de PME et surtout parce que « la dernière chose dont les armateurs ont besoin en ce moment, c'est une incertitude financière » Pour le patron de Louis Dreyfus Armateurs, la problématique est moins dans la disponibilité des technologies que dans celle des financements mobilisables. « Il y a plusieurs moyens aujourd'hui d'être au rendez-vous 2030. Chaque entreprise maritime a des contraintes d'opération différentes. Donc, on n'aura pas tous accès aux mêmes technologies. Il y a les carburants, la réduction de vitesse, les rétrofits de moteurs, les systèmes de propulsion véliques. Une ou plusieurs solutions sont disponibles pour chacun. Mais, quoi qu'il en soit, ces mesures seront coûteuses ». La décarbonation totale de la flotte française – objectif 2050 –, est estimé par AdF entre 80 et 110 Md€.
Qui profitera des recettes carbone ?
À ce propos, les armateurs attendent toujours que l’engagement verbal pris par Christophe Béchu à la soirée annuelle des armateurs en avril se convertisse en lettre de crédit. L’ex-ministre de la Transition écologique s’était engagé à ce que les recettes tirées des quotas carbone imposés au secteur reviennent à l'ensemble de la filière (compagnie de transport, chantiers, ports, pêche, etc.).
Fabrice Loher le confirmera « en partie » dans son intervention en ouverture de l’événement ». En salle de presse, il précisera que le montant total de la partie française pourrait représenter entre 170 et jusqu’à 400 M€ (en fonction de la montée en puissance de l'ETS). Selon le décompte jusqu’à présent annoncé, 25 % des recettes reviendront à l’Union européenne pour alimenter un de ses fonds innovation et 75 % à chaque État-membre. Trois catégories de navires devraient en bénéficier en priorité, répondant à ceux qui polluent le plus, à savoir les gaziers, les porte-conteneurs et les ferries.
« Les armateurs sont confrontés à d’énormes incertitudes quant à leurs moyens financiers. On a besoin, très vite, d'y voir clair sur les ressources financières dont on disposera, dans quelles conditions on pourra se tourner vers la décarbonation et avec quel degré de confiance on pourra investir ». Édouard Philippe Dreyfus fait référence à quelques amendements du PLF 2025 qui fait les poches de tous les secteurs pour combler une béance de 60 Md€. Le régime fiscal de la taxe au tonnage et les exonérations de charges sur l’emploi de marins français sont menacés.
Stabilité
« Tout le monde a besoin de stabilité. Les armateurs, la construction navale et les fournisseurs d’énergies aussi », reprend Jules Nyssen. Il fallait une perspective, une trajectoire de production. On l'a aujourd'hui avec le projet de programmation pluriannuelle qui s’inscrit dans les dynamiques européennes. L'Europe joue un rôle sur ce plan pour réaffirmer que la décarbonation est au cœur de son modèle économique. Parce que sans cela, on va avoir du mal à lutter face au "drill, baby drill "» [slogan fétiche de campagne du parti républicain, en soutien à l'intensification des forages pétroliers en vue d'augmenter les ressources en énergie, NDLR].
La décarbonation est cher payé mais, selon Antoine Pellion, « elle est vitale, pour nous européens car on a peu d'énergies et de ressources. On n’a pas d'autres choix, si on veut subsister sur long terme, que d'être frugaux en énergies et en ressources naturelles ». Quant aux milliards à trouver, « cela ne pourra pas être assumé par le seul argent public » et si jamais ça l'était « on ferait exploser la dette publique, emmenant avec tout le business case des entreprises ».
Adeline Descamps
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