Il est inattendu qu’un impôt puisse contribuer à la compétitivité d’un secteur économique. La taxe au tonnage peut remplir cet emploi. Dans le transport maritime, selon les pays, les entreprises peuvent bénéficier de régimes spécifiques au titre de leurs activités maritimes, telle la taxation au tonnage ou des systèmes similaires. Dans ce cas, elles peuvent choisir d’être taxées sur le tonnage net (montant fixe calculé en fonction du tonnage net mondial exploité ou EVP déployé) plutôt que sur leurs résultats d'exploitation réels. Selon les années, l’option s’avère plus ou moins judicieuse ou coûteuse. Les années en fond de cale, elles peuvent avoir à payer des impôts quand bien même elles ont enregistré des pertes. Mais les années fastes, les impôts sont au plancher même si les bénéfices atteignent des sommets.
Celles qui ont opéré sous ce régime fiscal l’an dernier ont été inspirées. « L'environnement financier de 2021 a fait de la taxe au tonnage un avantage concurrentiel plus important que jamais et comme 2022 s’annonce aussi rentable que 2021, cet avantage devrait persistait », estime Sea-Intelligence, dans une nouvelle étude dont il a livré quelques données. Ses calculs semblent indiquer qu’au sein des transporteurs, il y a de réelles distorsions fiscales.
Des taux imposés en grand écart
Le consultant a comparé les régimes fiscaux et ce qui a réellement été acquitté en 2021 au titre de l’impôt par cinq transporteurs : CMA CGM, Maersk, Hapag-Lloyd, ZIM et Matson. Un choix basé sur les états financiers disponibles quand l’étude a été réalisée. Les trois premiers bénéficient de la taxe au tonnage, les deux autres, pas.
Ainsi les trois armateurs européens, qui s’avèrent être aussi parmi les cinq premiers mondiaux de la ligne conteneurisée, avaient-ils des taux d'imposition compris entre 0,7 et 3,7 % en 2021 alors qu’ils auraient été 25 à 30 fois plus élevés s’ils avaient été assujettis au régime ordinaire de l'impôt sur les sociétés (IS). C’est le cas de l’israélienne ZIM et de l’américaine Matson, imposées à hauteur de 18 % et 21 %.
De grandes économies de taxes
Selon nos calculs, Maersk, dont les volumes transportés se sont établis à 13,1 MEVP en 2021, a réalisé un résultat avant impôts de 18,7 Md$ et enregistré un résultat net de 18,03 Md$. Le danois, qui a réalisé le bénéfice le plus élevé de son histoire, a donc été redevable de 697 M$ au titre de l’exercice 2021. Il avait été imposable à hauteur de 407 M$ pour un résultat net de 2,9 Md$ pour l’année fiscale 2020. L’impôt dû par Hapag-Lloyd, qui a transporté 11,9 MEVP, s’est élevé à 61,3 M€ pour l’année 2021 (15,5 M€ en 2020) alors même qu’il a réalisé 9,08 Md€ de profits (935,4 M€ en 2020). L’impôt dû par Hapag-Lloyd, qui a transporté 11,9 MEVP, s’est élevé à 61,3 M€ (15,5 M€ en 2020) alors même qu’il a réalisé 9,085 Md€ de profits (935,4 M€ en 2020).
Quant à CMA CGM, la majeure partie de ses activités a été soumise aux régimes de taxation au tonnage ou équivalents, en vigueur en France, à Singapour ainsi qu’aux États-Unis. À Singapour, aucune provision n’est comptabilisée au titre de la taxation des revenus de l’activité maritime, ces derniers étant exemptés de toute taxation sous couvert du « Singapore Income Tax Act » et du « Singapore’s Maritime Sector Incentive Approved International Shipping Enterprise Scheme ». En France, les revenus provenant de l’exploitation de navires éligibles sont également soumis à un système fondé sur le tonnage des navires éligibles. Les autres filiales et/ou branches du groupe ont été soumises aux règles d’imposition de leurs juridictions respectives. In fine, l’armateur français s’est acquitté de 61,3 M$ au titre de l’impôt sur les sociétés 2021 (15,5 M$ en 2020 pour un résultat net 1 67 Md$) alors que ses bénéfices s’étaient élevés à 18 Md$ l’an dernier.
ZIM a en revanche vu ses charges fiscales frôler le milliard d’euros (953 M$) pour un résultat net de 4,65 Md$. Matson, l'un des principaux transporteurs américains, a payé au fisc 229 M$ et publié un bénéfice net de 927,4 M$.
Avantages et désavantages fiscaux
Sea Intelligence tend à montrer pour sa part que, même parmi les transporteurs bénéficiant de la taxe au tonnage, il existe des disparités : « Le taux d'imposition en pourcentage du revenu avant impôt est le plus élevé pour Maersk et le plus bas pour Hapag-Lloyd, parmi ces trois transporteurs ».
Par rapport à une situation où les trois transporteurs auraient été taxés de manière totalement égale, tous ne semblent en effet pas logés à la même enseigne fiscale. Maersk a notamment subi « un désavantage fiscal » de 10,30 $/EVP en 2021 quand Hapag-Lloyd se voit au contraire crédité de 10,70 $/EVP. En valeur cela signifie un « préjudice » pour Maersk estimé à 269 M$ et à 10 M$ pour CMA CGM tandis que l'armateur allemand est gratifié de 127 M$ pour Hapag-Lloyd.
Exclu de la réforme de la taxation internationale ?
La taxation au tonnage, accordée bien souvent par des États en mesure défensive contre les pavillons de complaisance, a failli être menacée par la réforme de la taxation internationale. Les pays du G7 (États-Unis, Royaume-Uni, France, Allemagne, Canada, Italie Japon et l'Union européenne) se sont mis d'accord l’an dernier sur le principe de l’introduction d'un taux d'imposition minimal de 15 % sur les bénéfices des multinationales dont les revenus bruts annuels dépassent 750 M$.
L’accord signé le 5 juin 2021 à Londres avait notamment pour objet « de mettre un terme à la course au moins-disant en matière d'imposition des sociétés », de désamorcer les techniques d’optimisation fiscale et à faire payer aux sociétés une partie de leurs impôts là où elles réalisent leurs activités. Dans le viseur, les entreprises qui réalisent plus de 20 Md$ de chiffre d'affaires mondial et dont la rentabilité est supérieure à 10 %.
Cet accord a ensuite été scellé, début octobre, sous l'égide de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) par 36 pays, puis approuvé par les chefs d'État et de gouvernement du G20 Finances (à laquelle participeront la Chine et l'Inde). La France devrait profiter de sa présidence tournante du conseil européen pour faire adopter l'impôt minimum par une directive européenne, qui nécessite l'unanimité. Avec pour objectif : une entrée en vigueur dès 2023.
Evoqué un temps, le transport maritime devrait échapper a priori à la réforme fiscale internationale. L'OCDE, l'UE et le G7 semblent tous d'accord pour reconnaître l’utilité des systèmes de taxation au tonnage.
Taux d’imposition moyen de 7 % selon l’ITF
Selon un rapport publié en fin d’année dernière par l’International Transport Forum (IFT) de l’OCDE, le secteur n’aurait payé en moyenne que 7 % d'impôts entre 2005 et 2019 grâce à ce dispositif. Le taux d'imposition effectif des 41 sociétés de transport maritime cotées à la bourse de New York aurait été de 2 % pour la période 2010-2019.
Cependant, l’étude indique que les taux d’imposition des transporteurs de conteneurs sont nettement supérieurs, de 19 %, reflétant en partie la prise en compte des activités connexes qui ne bénéficient pas des mêmes avantages fiscaux que les activités de transport maritime. Dans l'ensemble, l'OCDE estime que le transport maritime (tous secteurs confondus) aurait payé 3,5 Md$ de plus par an s'il avait été soumis à une taxe de 20 % (comme les terminaux portuaires) et 4,6 Md$ supplémentaires avec le taux moyen d'imposition des sociétés dans les pays de l'OCDE, qui est de 23,7 %.
Introduite pour la première fois en Grèce
La taxation au tonnage a été introduite pour la première fois en Grèce en 1957 et adoptée ensuite dans de nombreux pays, dont 13 pays européens, les États-Unis, le Royaume-Uni, Taïwan, la Corée du Sud, le Japon…
C’est en mai 2003 que la Commission européenne a autorisé la taxe au tonnage française. À l’époque, elle avait posé une limite : 75 % des navires affrétés à temps doivent arborer un pavillon de l’Union européenne ou de l’Espace économique européen (EEE). N’ayant pas respecté ces règles spécifiques, Paris s’est vu rappeler à l’ordre par Bruxelles. À l’issue d’une enquête approfondie lancée en novembre 2013, la Commission est finalement parvenue à la conclusion en 2015 que la négligence française n’avait pas eu d’effet dans la pratique étant donné qu’aucun bénéficiaire de la taxe au tonnage en France ne disposait d’une flotte constituée à plus de 75 % de navires affrétés à temps battant pavillon de pays hors UE ou EEE. Pour répondre a posteriori aux préoccupations de l’administration européenne, Paris s’est engagé à ce que les compagnies redevables de la taxe au tonnage exploitent au moins 25 % de leur tonnage sous un drapeau européen.
Jamais à l’abri d’une controverse
La politique de soutien public à l’endroit du transport maritime, et notamment les instruments fiscaux dont bénéficie le shipping – taxe au tonnage, forfaitisation de l’impôt sur les sociétés, aides à la formation et au scrapping (mise à la ferraille), exonérations de charges patronales –, reste un sujet controversé dans la vaste famille de la supply chain mondiale.
L’ECSA, représentant les armateurs au niveau européen, considère pour sa part que ces dispositifs sont essentiels au maintien « d'un secteur maritime européen fort dans un environnement mondial hautement concurrentiel ».
D’autres traitements différentiels à venir
Les taxes au tonnage ne s'appliquant qu'aux revenus tirés du transport maritime, les écarts de compétitivité entre les transporteurs risquent de s’accroître. Maersk et CMA CGM, dont les revenus tirés des services logistiques sont appelés à contribuer plus largement aux revenus, devraient se voir davantage obligés par le « trésor public » que ceux qui ont choisi de se concentrer sur leur vocation initiale : armer des navires.
Adeline Descamps