Les échanges musclés entre l’Iran et Israël n'ont pas encore effrayé le transport maritime de GNL et de pétrole alors que le détroit d'Ormuz est le passage maritime clé pour les exportations énergétiques et une impasse dans la mesure où il n'existe pas d'itinéraire de délestage... Selon les estimations, toute escalade conduisant à la fermeture du détroit d'Ormuz pourrait impacter 30 % du pétrole, 20 % du GNL et 40 % du GPL.
Un peu plus de 20 millions de barils par jour de pétrole y transitent en provenance de tout le gollfe Persique et d'une grande partie des puissants membres de l'Opep et de l'Opep+, à savoir l'Arabie saoudite, l'Irak, l'Iran, les Émirats arabes unis, le Koweït et l'inévitable Qatar.
Le détroit est aussi la seule route offerte au Qatar et aux Émirats arabes unis pour exporter leur gaz. En 2023, le Qatar a exporté environ 81 Mt de GNL et les Émirats arabes unis 4 Mt, soit 20 % de l’offre mondiale à eux deux.
Entre l'Asie et l'Europe, l’impact pour les pays d’importation serait d’autant plus fort que 70 % des volumes du Qatar sont exportés vers l'Asie et 20 % vers l'Europe.
Selon la société de recherche Drewry, l'Inde et la Chine se sont approvisionnés l’an dernier respectivement à hauteur de 45 % et 25 % de leurs importations totales de GNL auprès du Qatar. En Europe, le Royaume-Uni, l'Italie et la Belgique sont les plus grands clients de la plus petite monarchie du Golfe.
Scénario improbable
« Nous pensons qu'une fermeture complète du détroit d'Ormuz est hautement improbable car l'Iran exporte toutes ses cargaisons de pétrole et de GPL par ce biais et les autres pays du Moyen-Orient qui passent par le détroit d'Ormuz auront de graves répercussions si ce dernier est bloqué », explique en premier recours le consultant, qui y a néanmoins consacré un long développement.
Sur les marchés, les réactions sont en effet modérées. Avec la montée en tension, les cours ont commencé par frémir avant de se replier. L'Asian Spot et le contrat à terme du TTF néerlandais, considéré comme la référence européenne, ont augmenté de 14 % et 15 % respectivement le 20 avril.
Les prix sont maintenant supérieurs à 10 $ par MMBtu, après avoir oscillé sous ce niveau au cours des trois derniers mois. Mais pour la plupart des analystes, la croissance des prix du GNL devrait être modérée en raison de l'importance des stocks et d’une demande pour le moins stable de gaz en Europe.
5 à 6 Mt de GNL menacés
Selon les données de suivi des navires relevés par Drewry, le Qatar exporte environ 0,2 Mt de GNL par jour et les Émirats arabes unis, près de 10 000 t quotidiennement, ce qui donne une idée des volumes qui seraient bloqués par une fermeture plus ou moins prolongée.
« Une fermeture sur plusieurs semaines menaçerait l'approvisionnement d'environ 5 à 6 Mt par mois en provenance de ces deux pays ». Une petite vingtaine de chargements (16-17 GNL) pourraient être ainsi immobilisés si l'approvisionnement dure une semaine mais une soixantaine si la situation s'étire sur un mois.
Les taux au comptant hermétiques
Pour l’instant, les tarifs des méthaniers sur le marché spot sont restés relativement hermétiques à l'escalade. Les taux ont continué à baisser en avril, en réaction à la la faible demande, au temps doux et aux stocks qui sont loin d’être sur réserve.
Si les tensions devaient s'exacerber, la situation pourrait profiter aux échanges entre les États-Unis et l'Asie, « ce qui stimulera les taux de fret en raison de l'absorption d'un grand nombre de navires, car les cargaisons américaines continueront à emprunter le cap de Bonne Espérance au lieu d’un transit via Panama et de Suez, générant ainsi une demande supplémentaire en tonnes-milles », indique encore Drewry.
Une perturbation de l'offre à court terme peut favoriser l’activité des méthaniers mais une pénurie d'approvisionnement pendant une longue période nuira in fine au transport maritime de gaz, soutient encore la société de recherche. D’autant qu'environ 60 nouveaux méthaniers devraient rejoindre la flotte cette année et inévitablement faire pression sur les tarifs de transport.
L'impact d'éventuelles sanctions européennes à l'encontre du GNL russe reste à déterminer par ailleurs. Le prochain paquet de la Commission européenne pourrait en effet contenir des restrictions visant pour la première fois le GNL. Il ne s'agirait pas d'une interdiction stricte des importations mais du transbordement de navire à navire dans l'UE. Les services de la Commission se refusent à tout commentaire mais cette dernière a entamé des discussions informelles avec les États membres.
Une autre mesure proposée consisterait à imposer des sanctions à trois projets – Arctic LNG 2 (projet porté par Novatek, dont TotalEnergies est actionnaire pour lequel elle a déclaré un cas de force majeure en raison des sanctions), Ust Luga et Mourmansk –, dont aucun n'est encore opérationnel.
D'après les statistiques européennes, la part du gaz russe dans l'approvisionnement de l'UE se situe autour de 15 %. Pour rappel, avant la guerre, le gaz était acheminé par gazoduc opéré par la société publique russe Gazprom, qui ne fournit plus que 8,7 % du gaz à l'UE contre 37 % auparavant.
Sur le front du pétrole
Les observateurs du marché sont unanimes sur un point : le pire scénario est aussi improbable pour le commerce de GNL qu’il ne l’est pour le marché pétrolier.
À la grande surprise des observateurs du marché, le pétrole est aussi resté étanche à l’escalade des frictions au Moyen-Orient. Il existe toujours un flux ininterrompu de pétrole en provenance de la région, bien que l'Iran soit entré dans le jeu à visage découvert.
Les flux ininterrompus et la confortable capacité de production inutilisée dont disposent certains membres de l'Opep (plus de 5 millions de barils par jour selon les données officielles) permet aussi au marché de rester serein pour répondre aux défaillances de l'offre.
Le prix du Brent ICE est passé d'un peu plus de 86 $ le baril au début du mois d'avril à 88 $ ces derniers jours mais sans jamais monter guère plus haut que les 90 $ le baril, attentistes quant à la suite des multiples événements, à savoir les conflits au Moyen-Orient, les attaques contre les raffineries russes, l'extension des réductions de production de l'OPEP+...
En ce qui concerne le golfe Persique, les cours ont d'abord été dans l'attente d'une réponse de l'Iran à l'attaque aérienne présumée d'Israël sur son ambassade en Syrie puis dans l'expectative, quand est survenue une réaction de la République islamique, d’un retour de Tel-Aviv, et désormais attendant la pluie de sanctions censées s'abattre sur le pétrole iranien tout en guettant la publication hebdomadaire de l'état des stocks américains, estimés à 3,2 millions de barils.
Trois risques majeurs
« Nous pensons que les tensions actuelles font peser trois risques majeurs sur l'approvisionnement du marché pétrolier, énumèrent les analystes de la banque ING, le risque d’une application plus stricte des sanctions pétrolières contre l'Iran, d'une riposte israélienne ciblant l'infrastructure énergétique iranienne et, dans le pire des cas, d'une escalade significative qui verrait l'Iran tenter de bloquer ou de perturber les flux de pétrole à travers le détroit d'Ormuz »,
Les États-Unis imposent déjà des sanctions sur les exportations pétrolières de l'Iran et ce, depuis 2018, date à laquelle l'ancien président Donald Trump a retiré son pays de l'accord nucléaire multilatéral avec Téhéran.
Mais l’administration Biden a desserré l’étau sur leur application depuis l'invasion de l'Ukraine par la Russie, craignant une surchauffe du marché (approvisionnement et prix). En conséquence, l'offre de pétrole iranien est passée d'une moyenne d'un peu plus de 2,5 millions de barils par jour (Mb/j) en 2022 à quelque 3,2 Mb/j en mars 2024, selon les données de la banque. Si les États-Unis avaient appliqué correctement les termes de l’embargo, l'offre serait menacée à hauteur d'environ 700 000 b/j.
Nouvelle salve de sanctions
Les États-Unis ont annoncé ces derniers jours une salve de sanctions
ciblant le programme iranien de drones, l'industrie sidérurgique et les constructeurs automobiles. L'UE et d'autres alliés pourraient également convenir de sanctions multilatérales.
Elles pourraient être étendues aux ports, navires et raffineries étrangers qui traitent ou expédient sciemment du brut iranien en violation des sanctions américaines existantes, selon la presse américaine. Localement, les observateurs politiques jugent peu probable le scénario selon lequel le président Biden prenne le risque d’embraser les prix à la pompe à quelques mois d’échéances électorales déterminantes pour sa reconduction à la tête du pays…
Moins hypothétiques, les législateurs américains envisagent, eux, un projet de loi intitulé Iran-China Energy Sanctions Act, qui tenterait de réprimer les flux de pétrole iranien vers la Chine. De quoi potentiellement amputer le marché d'un approvisionnement en brut compris entre 500 000 et un million de barils par jour, selon les estimations de Seb Group.
Équilibre favorable aux armateurs
Malgré un ralentissement du commerce du pétrole brut, les courtiers s'attendent à une utilisation élevée du tonnage en 2024 en raison d'un faible carnet de commandes (livraisons très limitées avant 2025-2026, pas plus de 16 sont attendus en 2024), ce qui maintiendra des taux d'affrètement élevés, de la forte demande mais d'une disponibilité des navires limitée, ce qui garantit une forte utilisation du tonnage et de l'allongement des voyages (la demande en tonnes-milles a augmenté de 12 % sur un an).
Le transport maritime prouve à nouveau sa grande résilience en remodelant sur le champ ses schémas commerciaux. La diminution des expéditions de brut en provenance du golfe Persique vers des destinations telles que l'Europe et l'Inde a été compensée par des voyages plus longs en provenance des États-Unis ou de la Russie.
« Sur le plan macroéconomique, les tonnes-milles sont en hausse dans tous les domaines, mais pas autant qu'elles l'auraient été si les volumes étaient restés les mêmes, même avec un acheminement via le cap de Bonne-Espérance, nuance le courtier pétrolier Gibson. Dans l'ensemble, cela montre comment les marchés mondiaux du brut se sont adaptés à des défis logistiques majeurs. Cependant, avec des chaînes d'approvisionnement désormais tendues et une stabilité géopolitique persistante, les marchés des pétroliers restent sur le fil du rasoir ».
Bénéficiaire et confiants, les armateurs de pétroliers
Dans l'attente des résultats du premier trimestre des armateurs de tankers, l'évolution des actions de ces sociétés cotées en bourse pour les plus grandes éclaire sur la confiance accordée au secteur.
La plupart des actions de pétroliers sont en hausse à deux chiffres depuis le début de l'année, avec en tête Frontline, qui grimpe de 23 %, DHT de 18 %, International Seaways de 17 %, Scorpio Tankers de 16,5 %, Ardmore Shipping de 16,2 %, Teekay Tankers de 15 % ou encore Tsakos Energy Navigation de 14 %.
Avec son repli de 6 %, Euronav fait exception, résultant sans doute de la reconfiguration à la marge de son portefeuille d'actionnaires et surtout de sa flotte (la compagnie belge a cédé 24 VLCC et avec l'acquisition de CMB.Tech, aligne une flotte plus diversifiée avec des vraquiers, des chimiquiers, des porte-conteneurs et des navires de soutien offshore).
Pour Angelos Tzotzi, du département Tanker Chartering d'Intermodal, les premiers mois de 2024 ont été étonnants. « Les sanctions sur les exportations de pétrole russe ont paradoxalement fait grimper les taux de fret pour les pétroliers transportant du pétrole russe, avec des revenus déclarés considérablement supérieurs à ceux des trafics non russes. En outre, les routes maritimes mondiales ont été massivement remodelées, notamment avec la réorientation du pétrole russe vers les marchés asiatiques, ce qui a perturbé les schémas commerciaux traditionnels et augmenté les distances de transport ».
Si la hausse des tarifs des pétroliers est notable, elle est sans commune mesure avec celle de 2019. Une série d'attaques au Moyen-Orient et les sanctions américaines contre la société chinoise de transport maritime Cosco avaient alors fait passer les tarifs des VLCC de 25 000 à plus de 150 000 $/jour sur une période de six mois.
Adeline Descamps
Des taux de fret qui restent très volatils
L'escalade des tensions entre l'Iran et Israël a accru l'incertitude sur le marché du pétrole. Bien qu'il n'y ait pas eu de perturbations dans le détroit d'Ormuz jusqu'à présent, les tensions actuelles posent un risque potentiel de fermeture. En conséquence, le commerce mondial des pétroliers reste sur le qui-vive. D'autant que le conflit au Moyen-Orient n'est pas le seul motif de perturbation. La récente attaque par l'Ukraine d'un oléoduc russe vers le port d'Azov a par exemple interrompu le commerce de produits pétroliers, entraînant une suspension des chargements pour une durée indéterminée.
Les attaques contre les raffineries russes menées par l'Ukraine et de l'extension des réductions de production de l'OPEP+ portent aussi le risque d'une rupture d'approvisionnement. En outre, la réimposition par les États-Unis de sanctions à l'encontre du Vénézuela douche espoirs de reprise du trafic long-courrier entre l'Amérique latine et l'Asie.
« La diminution de l'offre russe ne laissera aux acheteurs latino-américains d'autre choix que d'augmenter leurs importations en provenance des États-Unis, ce qui pourrait réduire les exportations américaines de diesel vers l'Europe », expliquent les analystes de Drewry pour illustrer le jeu de dominos qui pourrait en découler.
Trajectoires diverses
Au cours du premier trimestre 24, les taux spot TCE pour les transporteurs de brut sur trois routes sélectionnées ont chuté de 27,9 % sur un an (et de 9,7 % par rapport au dernier trimestre) en raison de taux exceptionnellement élevés en mars 2023 et de l'extension des réductions de production de l'OPEP+ jusqu'en juin. Cependant, les tensions géopolitiques ont limité la baisse et soutenu les bénéfices des entreprises.
En revanche, les taux spot TCE pour les transporteurs de produits pétroliers sur six routes ont augmenté de 32 % en glissement annuel et de 59 % d'un trimestre à l'autre. Avec la crise de la mer Rouge qui perdure et sans solution en vue, les navires sont contraints de prendre des routes plus longues via le cap de Bonne Espérance, ce qui entraîne une utilisation accrue de la capacité des navires et fait grimper les taux spot pour les transporteurs de produits pétroliers.
A.D.