Ever Given : deux ans et un mémorial ?

Le 23 mars 2021, un porte-conteneurs de plus de 20 000 EVP signale une panne générale à 5.40 GMT avant d’aller encastrer son bulbe d’étrave dans la rive du Canal de Suez, bloquant le passage sur toute la largeur de l’une des artères les plus stratégiques pour la navigation entre l’Asie et l’Europe. Les conséquences pour la chaîne d’approvisionnement mondial furent à peine vraisemblables. Le gestionnaire du Canal de Suez aurait-il la nostalgie des événements ?

Cela ressemble à s’y méprendre à un mémorial. Le Canal de Suez aurait-il la nostalgie de certains événements ? On doit la photo au commandant Yves Ricolleau (CMA CGM), qui par ses « post » sur les réseaux sociaux nous embarque à bord des porte-conteneurs et nous offre un incomparable poste d’observation sur la terre vue de la mer. 

C’était le 23 mars 2021. Quand les pays du fuseau horaire CET sortent de leur sommeil, ils apprennent qu’un « navire géant », comme la presse généraliste l’appellera ensuite, bloque le canal de Suez sur toute la largeur au km.151 vers le nord après avoir subi une panne générale signalée à 5.40 GMT, puis viré à tribord, le bulbe d’étrave s’encastrant dans la berge du canal. 

Les navires affluent alors aux entrées de la voies royale de la navigation pour le transit de marchandises entre Asie et Europe dont les quelque 190 km nécessitent 14 heures de traversée aux cinquante navires qui le traversent en moyenne par jour. Un énorme bouchon se forme de part et d’autre du choke point que les plus avertis éviteront en prenant la vieille route historique, par le Cap de Bonne Espérance. Ils furent bien inspirés.

20 388 EVP de capacité nominale. 400 m de long. 59 m de large. Affrété par la compagnie taïwanaise Evergreen. Propriété du japonais Shoei Kisen. Mise en service en 2018. Construit par le chantier naval Imbari. Battant pavillon du Panama. Le profil type du fauteur de troubles est rapidement dressé.

Once upon l’Ever Given. Vogue la galère pour ce navire devenu célèbre à ses dépens. Parti de Ningbo le 4 mars, attendu à Rotterdam autour du 31 mars ou du 1er avril, il y arrivera plus de 100 jours plus tard. Outre ses multiples performances, il y aura en effet celle d’avoir effectué la rotation entre l’Asie et l’Europe la plus longue de l’histoire du conteneur.

Un navire-choc

Mais au-delà du rocambolesque, l’Ever Given est emblématique d’une époque, d’une ambiance, d’une atmosphère. Celle de l’improbable année 2021. Cette année-là, du premier au dernier jour, le transport maritime de conteneurs aura été secouée par des chocs et contre-chocs. Trois cent soixante soixante-cinq jours mais avec un ressenti de 1 000 jours, que même Poséidon, Thétis, Océanos, Triton ou Nérée n’auraient pas imaginé s’ils « rodaient sur terre ». Une année qui aura connu les sataniques Delta et Omicron parmi les plus redoutables perturbateurs dans la fratrie des covidiens.

Tout au long de cette année-là, un système va s’auto-entretenir. La poussée de la consommation à des niveaux inédits va alimenter la congestion portuaire laquelle va se nourrir du manque de conteneurs et de navires et de l’indisponibilité de la main d’œuvre confinée. La panique chez certains importateurs, déclenchant des achats compulsifs et excessifs, va faire tourner la machine à plein régime.

L’ensemble a engraissé en permanence l’indice SCFI, rempli les caisses des compagnies après une décennie de vaches maigres, gonflé les files d’attente des navires, qui s’agglutinent, tels des lits nénuphars, au large des plus grands hubs mondiaux à bout de souffle où vont déraisonnablement s’empiler les conteneurs. Mobilisés là où ils ne sont pas désespérément nécessaires.

Une chaîne d’approvisionnement au bord de la crise de nerfs

Le moindre aléa, comme la fermeture d’un terminal stratégique dans un des premiers ports mondiaux, Yantian, Ningbo ou Xiamen, va ranimer la combustion. À chaque choc sur la supply chain, un « après » similaire à gérer : les conteneurs en sortie à évacuer, les marchandises détournées à récupérer, les afflux à gérer en décalé, les tensions sur la disponibilité des conteneurs et le repositionnement des boîtes vides à prévoir... In fine, chaque choc a été le miroir grossissant d’un système, côté terre et côté mer, sous-dimensionné pour subir des à-coups brutaux.

C’est dans ce contexte qu’intervient l’incident du « navire géant », dont le théâtre de l’échouement va offrir à une partie de la planète assignée à la maison, le spectacle amusé d’un navire capricieux résistant au déluge de moyens pour le libérer.

L’événement va à son tour créer d’importants remous dans la chaîne d’approvisionnement au bord de la crise de nerfs. Et alors que les taux de fret de fret flambent déjà, l’Ever Given va faire sauter toutes les digues, y compris les barrières psychologiques de prix, les chargeurs prêts à tout pour éviter les ruptures de stocks, qui se vident aussi vite qu’ils se reconstituent, dévalisés par une inépuisable demande.

Dossier à venir, les indemnisations

L’Ever Given, lui, n’en est pas au bout de ses peines. Au bout de six jours, enfin décoincé, il sera conduit sur un petit lac voisin, séquestré une seconde fois, cette fois par les autorités du canal. Il deviendra l’enjeu d’un bras de fer entre, d’un côté, le propriétaire, l’exploitant du navire et ses assureurs et de l’autre, le gestionnaire de l’infrastructure égyptienne, qui va exiger jusqu’à 900 M$ de dommages et intérêts au titre d’atteinte à son image et du préjudice subi en pertes de trafics. La somme sera ensuite ramenée à 550 M$ sans que le montant finalement convenu ne soit publiquement connu.

Il faut dire que des centaines de porte-conteneurs (400 selon les sources) se sont agglutinés de part et d’autre du passage, pris en otage à leur tour. Récemment, Maersk, qui estime que plus de 50 de ses porte-conteneurs ont été gravement retardés du fait du blocage, a ouvert une nouvelle séquence, celle des demandes d'indemnisation.

Long épisode judiciaire

Dans le transport maritime, les choses sont compliquées par le nombre des parties concernées. L'armateur, l'affréteur, les propriétaires des marchandises et le canal de Suez sont tous régis par des polices d’assurance différentes. Dans le cas de ce sinistre particulier, les demandes d'indemnisation peuvent porter à la fois sur les dommages causés au navire, la perte de revenus et les dommages à l’infrastructure (pour l'autorité du canal de Suez), le coût des opérations de sauvetage et l'interruption des activités (pour les propriétaires et les affréteurs des navires bloqués), la perte de denrées périssables et les retards de cargaison (pour les chargeurs). 

Aucun P&I ne s’est vraiment aventuré à chiffrer le préjudice mais tous ont promis de longues procédures judiciaires, notamment pour estimer les pertes pour les navires bloqués et établir les responsabilités.

En attendant, l’Ever Given s’est offert une notoriété planétaire et devrait imprimer la légende. Á n’en pas douter, quand le porte-conteneurs empruntera son dernier voyage jusqu’à sa dernière demeure, on racontera encore son épique destinée.

Adeline Descamps

 

 

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