Pouvez-vous présenter les principaux éléments concernant les Transports Delisle et son activité ?
Jonathan Delisle : Fondé il y a presque 46 ans, le groupe Delisle est une entreprise 100 % familiale basée à La Ferté-Gaucher en Seine-et-Marne. Elle est spécialisée dans le transport de vrac alimentaire en citerne (sous forme liquide ou en pulvérulents), de vrac industriel et de marchandises générales palettisées. Outre le transport qui représente 90 % de notre activité, nous proposons également des prestations de logistique (5 %) et de lavage de citerne (5 %). Au total, le groupe Delisle s’appuie sur un effectif de 1 500 salariés (dont 1 200 conducteurs) un parc de 1 150 véhicules moteurs et 2 500 cartes grises et 25 implantations. En 2022, nous avons généré un chiffre d’affaires de 215 millions d’euros, en hausse par rapport à l’année dernière avec l’inflation et l’indexation gazole. Toutefois, en termes de volumes de transport, nous restons relativement stables.
Comment s’organise votre stratégie de croissance, entre les acquisitions, la croissance organique et la diversification d’activités ?
Compte tenu de la spécificité de notre métier de transporteur en citerne, nous avons historiquement un développement par croissance externe. En plus de 45 ans d’existence, le groupe a procédé à 35 rachats de sociétés, auxquels s’ajoute la croissance organique. La dernière acquisition en date est celle des Transports Antoine en 2021, qui nous a permis de quasiment doubler de taille. Si le marché devrait offrir des opportunités de croissance externe, notre groupe va toutefois temporiser et ne pas croître à tout prix. Nous souhaitons faire en sorte que le capital reste 100 % familial et bien intégrer la dernière société que nous avons reprise.
Comment s’intègre la transition énergétique dans votre stratégie de croissance ?
Nous avons fait le choix du biocarburant, principalement le B100, avec 200 camions éligibles d’ici la fin de l’année. Le B100, malgré ses contraintes techniques, de rétrofit et de surcoût de maintenance, nous paraît le plus simple car il nous permet tout de suite de réduire notre empreinte carbone. Nous utilisons aussi un peu de XTL car certaines marques ne sont pas compatibles avec le B100. Le XTL est plus simple, car pas de modifications techniques, pas de surcoût de maintenance ou de consommation, mais beaucoup plus cher à l’achat. Le B100 reste selon nous plus abordable. Et c’est mieux de proposer au client 60 ou 80 % de CO2 en moins à moindre coût, que de l’XTL qui nécessiterait une revalorisation tarifaire un peu plus conséquente. Nous restons sur du B100 flexible car on ne peut pas faire de plein sur la route, il n’y a pas de station publique B100. Malgré un maillage du groupe dans quasi toutes les régions, nous estimons qu’entre 50 et 60 % de pleins se font dans nos dépôts. Du B100 irréversible nous aurait bien sûr permis de bénéficier du suramortissement, et d’être en Crit’Air 1 quand ce sera obligatoire au niveau des ZFE. Mais nous serions pénalisés par l’absence de possibilité de pleins sur la route…
Considérez-vous le gaz et l’électricité comme des options intéressantes pour vos activités ?
Le gaz et l’électrique n’ont pas beaucoup d’intérêt car nous sommes principalement sur une activité 44 tonnes zone longue. Quelques camions font du régional et pourraient être éligibles mais il faudrait des infrastructures, avec des bornes de recharge, ou faire le plein à l’extérieur mais le réseau n’est pas très dense. Par ailleurs, on connaît les déboires de certains confrères qui ont fait le choix, contraints ou pas, de passer au gaz et qui génère des problématiques, par exemple peu de garages savent réparer les pannes. Et, jusqu’il y a peu, il n’y avait pas de moteurs gaz de plus de 410 chevaux. Sur du 44 tonnes, ce n’était pas envisageable pour nous. Et, pour l’électricité, il n’y a toujours pas de camion fiable et viable pour 500 km d’autonomie en 44 tonnes. C’est bien pour de la distribution, du dernier kilomètre. Mais pour l’instant c’est hors de prix, et on ne sait pas si on aura assez d’électricité, il faudrait tout un réseau de distribution. On préfère laisser venir et voir ce que ça donnera. Ce qui est certain, c’est que le biocarburant est transitoire et l’avenir pour nous, ce sera électricité et hydrogène. Lequel sera prédominant ? Je pense que même les constructeurs ne le savent pas. Il y a beaucoup d’interrogation. Peut-être qu’une invention viendra révolutionner la production d’hydrogène pour qu’il soit plus vert... Mais déployer cette énergie à grande échelle demandera de toute façon beaucoup d’électricité mais aussi d’eau qui devient également rare…
En matière de décarbonation, quelle est votre position sur le déploiement des ZFE ?
Sachant qu’une grande partie de notre flotte roule au B100 flexible, nous espérons que l’entrée en vigueur des ZFE s’effectuera le plus tard possible. À moins d’une qualification du B100 non exclusif en Crit’Air 1, nous allons devoir consentir à de lourds investissements pour notre flotte afin de pouvoir travailler en ZFE. Le problème, c’est qu’on ne va pas forcément pouvoir répercuter le coût à nos clients en totalité, ce qui risque d’impacter encore plus nos marges.
L’Europe a récemment fait part de sa volonté d’arrêt des véhicules à motorisations thermiques pour 2040, dont ceux utilisant les biocarburants. Craignez-vous cette échéance ?
Nous espérons que cette échéance sera repoussée même si nous savons que les biocarburants (B100 et XTL) n’est qu’une solution transitoire de décarbonation. Il faudra anticiper le renouvellement des flottes et avoir conscience que certains investissements sur des véhicules à moteur thermique ne seront pas forcément pleinement amortis. On ne craint pas forcément cette échéance mais on doit s’y préparer correctement. En revanche, ce qui nous préoccupe davantage à plus court terme, c’est l’échéance de 2030 et la fin du remboursement de la TICPE. De nombreux de transporteurs en situation délicate comptent dessus, et c’est même une question de survie pour certains.
Le groupe Delisle recourt-il au report modal vers le rail pour son activité ?
Nous travaillons avec des conteneurs citernes pour le rail avec un de nos clients. Pour ce qui est des denrées périssables, c’est difficile de le proposer, sachant que les livraisons peuvent rencontrer des retards à cause de l’état du réseau, des mouvements sociaux. Les clients, dont la production est continue, ne sont pas rassurés par la fiabilité et la ponctualité des acheminements par le rail. À terme, notre volonté serait de développer le report modal vers le rail, mais malheureusement les gares parisiennes (Valenton-Bonneuil et Noisy-le-Sec) sont saturées. Nous aurions la possibilité d’ouvrir une gare de fret multimodal à La Ferté-Gaucher, mais nous nous heurtons à des enjeux d’ordre politique.
Face aux difficultés de recrutement dans le secteur, quelles mesures avez-vous mis en place ?
Nous développons une multitude d’actions novatrices auprès des salariés autour des conditions de travail, de la qualité du management, de la rémunération bien-sûr ou encore de l’équilibre vie personnelle-vie professionnelle qui est une demande souvent exprimée par les salariés. Le salaire n’est en effet plus forcément la motivation numéro un pour quelqu’un qui est à l’écoute du marché, même si ce n’est pas un critère à négliger. Il faut leur donner envie de venir, notamment à travers le développement de la marque employeur. Ce sont donc plusieurs aspects qui doivent être travaillés, comme l’environnement de travail, l’intégration, la formation ou encore la communication, notamment en interne. Il faut en effet atteindre les salariés, et particulièrement les conducteurs qui habitent à divers endroits en France et ne travaillent pas forcément dans les dépôts. Nous abordons un travail de fond avec les exploitants, souvent des anciens habitués à travailler à la dure. Or, les mentalités évoluent et il faut amener ces gens à être plus à l’écoute des conducteurs, à mieux expliquer les choses qui fâchent. Et ce n’est pas toujours évident lorsqu’on est à l’exploitation, dans le feu de l’action, de trouver le temps. Il faut donc trouver les moyens de se réorganiser au sein des équipes pour se dégager du temps pour des échanges avec les conducteurs. Et, en parallèle, on essaie de développer des moments de convivialité, de team building, à plusieurs moments de l’année. Pour les sédentaires, on réfléchit à des solutions de flexibilité horaire, de semaine de quatre jours selon les services.
Quel est votre position sur l’interdiction de la participation du conducteur aux opérations de chargement et déchargement ?
Dans notre cas, 90 % de notre activité transport c’est de la citerne, avec de la manipulation, des connaissances techniques importantes autour de la pression, des pompes… On ne peut pas demander à des clients de gérer la citerne, c’est un métier à part. Sur notre activité marchandises conditionnées, je ne suis pas opposé mais la remontée principale que nous avons des conducteurs reste la qualité d’accueil auquel ils ont droit et les temps d’attente. Si cela peut permettre de résoudre ces deux problématiques, pourquoi pas. Mais, est-ce que l’accueil sera mieux organisé ? Est-ce qu’il y aura moins de temps d’attente ? J’attends de voir.
En matière de digitalisation, où en est le groupe Delisle ? Quels sont les chantiers prioritaires dans le domaine ?
Nous étions encore en retard il y a encore quelques années, mais on s’est mis à la page avec le déploiement de TMS, d’informatique embarquée sur nos véhicules, la facturation dématérialisée, etc. Nous avons opté pour des solutions clés en main pour ce qui est du TMS et WMS, tandis que nous avons développé en interne notre solution la gestion des stations de lavage. Pour l’heure, le projet prioritaire sur lequel nous travaillons, c’est la lettre de voiture électronique (e-CMR). Nous souhaitons également équiper l’ensemble de nos camions de tablettes et/ou de smartphones. Mais nous sommes confrontés à une contrainte importante : la nécessité de sensibiliser et de former les conducteurs à ces solutions digitales.