Les « jumeaux numériques du fleuve », outil de simulation et d’analyse conçu pour mieux comprendre et prédire l’évolution du milieu naturel de l’estuaire de la Gironde et de la Garonne, sont officiellement présentés le 25 avril 2023 lors d’un événement organisé par le Grand port maritime de Bordeaux (GPMB) et les autres partenaires (voir article de NPI).
En amont de cet événement, Fabrice Klein, chef de projet innovations au GPMB, revient sur l’historique de ce projet et les raisons de l’engagement du port, explique à partir d’exemples ce que permettent les jumeaux numériques qui sont une solution open source, open data et réplicable.
Comment est né le projet de « jumeaux numériques du fleuve » ?
« Une démarche de s’intéresser au fleuve à travers la modélisation numérique a été initiée par le port de Bordeaux en 2015 avec un premier projet européen qui s’appelait « Gironde XL » d’approfondissement du chenal de navigation. Un volet de ce projet comprenait un premier objectif de modélisation de l’estuaire avec lequel il s’agissait de mieux comprendre les phénomènes et mieux préparer les activités de dragage », rappelle Fabrice Klein.
Le GPMB a participé en 2020 à un autre projet européen, Eclipse, consacré aux impacts du changement climatique dans les ports du Sud-Ouest. Le GPMB a travaillé avec le Cerema pour établir des prévisions pour la Gironde jusqu’en 2100, dont les résultats seront présentés dans quelques semaines. Cela a permis d’améliorer le modèle. « Nous avons choisi d’utiliser un moteur de calcul open source et nous avons décidé de capitaliser sur cet aspect ».
Le concept de base était posé : pas de contrainte de propriété intellectuelle et bénéficier des opportunités, des financements, de partenaires pour mutualiser les efforts et partager les résultats. « A ce moment-là, on bénéficiait d’un modèle numérique mais on ne pouvait pas directement l’utiliser comme on le souhaitait notamment car l’ensemble de fichiers nécessitait une grande puissance de calculs, un savoir-faire, un environnement informatique… ».
Il y a alors eu l’opportunité de France Relance courant 2020 pour aller plus loin en matière d’outil de simulation et d’analyse. Le projet a obtenu un financement d’un million d’euros par France Relance.
- D’une part, la volonté du port était de fédérer les acteurs de l’eau du territoire en prenant en compte les préoccupations pour la navigation, le dragage mais aussi en matière environnementale. « Le port s’est lancé dans ce projet car il est acteur du territoire, à son service ».
- D’autre part, la volonté était de ne pas faire un marché public « classique » mais de lancer un « partenariat d’innovation », chose faite en 2021.
Un démarrage en 2022
En janvier 2022, quatre groupements d’entreprises ont été selectionnés, un jury a été constitué avec « les acteurs de l’eau » (agence de l’eau Adour-Garonne, EPIDOR, SHOM, Syndicat mixte d'études et d'aménagement de la Garonne (SMEAG), Syndicat mixte pour le développement durable de l'estuaire de la Gironde (SMIDDEST), VNF) et des « experts » (Cerema, l’Observatoire français de la biodiversité (OFB), le laboratoire EPOC de l’université de Bordeaux, le pilotage de Gironde).
Un « hackathon » a été organisé pendant trois jours fin janvier et début février 2022. Des « mini-conférences » ont aussi eu lieu lors de cet événement « pour réunir des compétences qui n’ont pas l’habitude de travailler ensemble ». L’idée étant d’avoir une modélisation numérique avec une valeur ajoutée la plus large avec des visualisations hydro-sédimentaires, géographiques, avec aussi de l’intelligence artificielle… Et tout devait être open source.
Au final, un lauréat été retenu, Egis, et, fin juin 2022, a débuté le développement des jumeaux numériques.
Les principales caractéristiques des jumeaux numériques
Ils s’adressent à un public très large et varié car ils sont composés de plusieurs plates-formes qui ciblent aussi bien des décideurs, des industriels, des scientifiques.
Ils sont open source (c’est-à-dire qu’il n’y a pas de propriété intellectuelle du modèle numérique) et open data (c’est-à-dire que les prévisions peuvent être partagées).
Ils favorisent une collaboration en communauté par l’absence de barrière de propriété intellectuelle sur le modèle numérique et les prévisions. Le port « prévoit d’animer une communauté pour expliquer comment les outils fonctionnent mais aussi stimuler à la fois l’adoption mais aussi la contribution d’un grand nombre de partenaires ». Autrement dit, maintenant que le modèle numérique est créé et disponible, il reste à s’en emparer et à l’utiliser. « L’objectif est de se fédérer pour accélérer les connaissances et l’adaptation au changement climatique avec les jumeaux numériques ».
La « réplicabilité » des jumeaux numériques est une autre caractéristique fondamentale. « Cet écosystème, au sein duquel il y a des modèles numériques, est composé de plates-formes de simulation, de visualisation et d’autres, toutes communicant entre elles. Et si on remplace le modèle numérique par celui d’un autre fleuve, l’ensemble fonctionne également. La réplicabilité permet d’utiliser les outils pour modéliser d’autres fleuves pour lesquels un modèle numérique existe déjà ».
Exemple de cas d’usage des jumeaux numériques
- Parmi les effets du changement climatique, il y a les problématiques de niveau de cours d’eau. Par exemple, à Bordeaux, depuis quelques années, il y a des lâchers d’eau dans les barrages des centrales hydro-électriques l’été pour soutenir les faibles débits du fleuve.
- Avec les jumeaux numériques, ces lâchers d’eau peuvent être analysés et visualisés en mesurant les effets de manière quantitative. Plusieurs « modules métiers » intégrés dans les jumeaux numériques peuvent être utilisés pour ajouter des données (prévisions d’étiage…), modifier des paramètres ou des hypothèses (calendrier…) et permettent de déterminer l’impact de changement de débit en tout point de l’estuaire.
- Avant de faire les lâchers d’eau, avec les jumeaux numériques, il est possible d’évaluer l’impact en termes de soutien d’étiage en simulant telle date, telle quantité…C’est ainsi un outil d’aide à la décision en amont.
En plus de cet exemple « concret », les cas d’usage peuvent être très variés sur des sujets comme les conflits d’usage de l’eau, les îlots de chaleurs dans les villes dotées d’un fleuve… « Il y a tout un panel d’activités qui restent également à identifier, sur lequel nous allons continuer à travailler et à échanger. Nous avons pour cela signé un conventionnement avec l’université de Bordeaux pour développer de la recherche et des travaux avec les jumeaux numériques ».
L’exemple du dragage
- Le changement climatique bouleverse les débits et la turbidité : l’eau en Gironde est très chargée en sédiments qui se déposent sur le fond et obligent à des travaux de dragage tout au long de l’année.
- Dans les années 1970, une maquette a été installée dans un hangar reproduisant la totalité de l’estuaire pour travailler sur des digues submersibles positionnées à des endroits judicieux de la rivière pour canaliser l’eau et permettre un dragage « naturel ».
- Les jumeaux numériques vont permettre de poursuivre ces études de manière plus rapide et accélérée avec des coûts nettement plus faibles. La question est de voir quelles peuvent être les évolutions du fleuve, dans quelle mesure on peut travailler sur ces digues qui sont des ouvrages de calibration, comment favoriser le dragage naturel pour compenser/s’adapter au changement climatique.
- Une autre question concerne la lutte contre la précarisation de la vie aquatique avec la hausse des températures, l’appauvrissement de l’oxygène… Le fait de canaliser peut-il avoir un effet bénéfique sur la vie aquatique ? Des simulations numériques peuvent répondre à ce genre d’interrogations.
L’aventure ne fait que commencer
Le défi pour les jumeaux numériques, désormais mis au point et à disposition, et d’être mieux connus afin de sensibiliser de nouveaux acteurs du territoire à l’intérêt de ces outils open source, open data, réplicables et d’être utilisés. Pour Fabrice Klein : « Le développement informatique s’achève mais l’aventure du projet ne fait que commencer avec la communauté créée qui peut s’ouvrir à d’autres pour mutualiser les efforts et le partage des résultats ».