Des « poèmes portraits » pour décrire les métiers des agents de VNF

273 agents de Voies navigables de France ont participé au projet "A fleur d'eau". 

Crédit photo VNF NPDC
Pendant près de trois ans, l’association Travail et Culture a mené un projet au sein de Voies navigables de France (VNF). 273 agents de l’établissement public ont été rencontrés par Jacques Jouet, poète, romancier, nouvelliste et membre de l'Oulipo, et Sukran Akinci de l'association, pour les écouter témoigner de leur métier. Le résultat est un livre intitulé « A fleur d’eau » qui propose des « poèmes portraits documentaires », qui sont des condensés des échanges. Pour en savoir plus, entretien avec Jacques Jouet, Sukran Akinci et Thierry Guimbaud.

L’association Travail et Culture (TEC/CRIAC) a mené un projet au sein de Voies navigables de France (VNF) pendant près de trois ans. 273 agents de l’établissement public ont été rencontrés par Jacques Jouet, poète, romancier, nouvelliste et membre de l'Oulipo, et Sukran Akinci de TEC/CRIAC, pour les écouter témoigner de leurs métiers avant de les présenter dans des textes diffusés sur l’intranet de VNF et les publier également dans un ouvrage destiné à tous lecteurs intéressés.

Lors d’un entretien réalisé le 21 décembre 2023, l’auteur Jacques Jouet, Sukran Akinci, chef de projet à l’association Travail et Culture, et Thierry Guimbaud, qui était encore directeur général de VNF, sont revenus sur le projet, son déroulement et ce qu’on peut en retenir.

Les objectifs du projet

NPI : Quelles sont les raisons qui ont motivé le projet de VNF avec l’association Travail et Culture (TEC/CRIAC) ?

Thierry Guimbaud : Quand je suis arrivé à VNF (en 2017, NDLR), j’ai été à la rencontre du personnel de l’établissement pour mieux comprendre quels étaient leur univers, leur horizon, leur vision, sans porter de jugement de valeur. Je souhaitais voir en quoi c’était différent de ce que je pensais connaître, comment cela pouvait s’intégrer dans le projet de changement qu’il fallait mener.

Les premiers mois, je me suis plongé dans VNF. Je me souviens d’une cérémonie de remise de médailles du travail. Pour chaque personne, on m’avait donné une fiche avec quelques informations, ce qui me permettait de dire deux mots avant de donner la décoration. Je me suis rendu compte que le personnel était âgé mais, à mesure que je lisais les fiches, j’ai constaté qu’ils étaient tous plus jeune que moi. Cela m’a beaucoup marqué, à quelques mois près, on était de la même génération. Ils me parlaient de leur vie, de leur origine modeste pas tellement différente de la mienne, des changements vécus tellement radicaux.

Voilà, par tous les moyens, l’idée était d’essayer de comprendre, de discuter, de découvrir l’incroyable richesse de ces expériences, sans doute amener à disparaître, ce qui n’est pas forcément un mal, tout s’éteint, c’est la vie. Avoir une approche sensible, et non pas technique car je ne suis pas ingénieur, de la réalité de l’établissement était quelque chose qui m’intéressait.

Personne ne connaît vraiment ce qu’est VNF. Il me semblait intéressant de travailler sur cette culture dont les gens sont fiers sans être non plus, contrairement à une idée répandue, opposés à la modernisation. Le changement est assez bien perçu même si cela suppose certains abandons. Je suis très attaché à la communauté, au collectif, c’est mon côté rugbyman. Et le projet était un moyen de faire émerger un collectif et le partager.

Sachant qu’au sein de VNF, sur une même voie d’eau, on ne connaît rien de ce qu’il se passe 5 km plus loin, ce sont des communautés de travail assez isolées les unes des autres. C’est très particulier au secteur. Il me semblait intéressant de le regarder avec un œil décalé, artistique et ne pas se contenter de rapports.

Le déroulement du projet

Le projet s’est déroulé de septembre 2019 à avril 2022. Pendant cette période, Sukran Akinci et Jacques Jouet ont rencontré 273 salariés de l’établissement, sur la base du volontariat. Le fil conducteur était : « Interroger les changements ».

Les rencontres ont eu lieu dans les bureaux administratifs, les sites des écluses et barrages, dans toutes les directions territoriales de VNF.

Quand Sukran Akinci et Jacques Jouet arrivaient pour les rendez-vous prévus avec les salariés volontaires, parfois d’autres membres du personnel acceptaient de participer également.

Il y a eu quelques craintes de la part de l’encadrement devant la démarche mais qui se sont dissipées. Les textes de Jacques Jouet rédigés à la suite des rencontres ont été régulièrement publiés sur l’intranet de l’établissement, accessibles à tous.

NPI : Comment avez-vous appréhendé le projet ?

Jacques Jouet : J’avais déjà une expérience de la navigation et des canaux, je ne partais pas de zéro pour le travail avec VNF (il a notamment publié un poème pantoum en 2012 « Eclusiers et mariniers », et déjà en collaboration avec l’association Travail et Culture, NDLR).

Pour l’écrivain et poète que je suis, aller à la rencontre des gens a toujours été important. Pouvoir le faire sur une longue durée n’est pas courant. C’est même assez extraordinaire et j’en suis ravi.

Ce qui m’a frappé, c’est de rencontrer des personnes au sein de groupes ou de petits comités, de voir un collectif même lors des rendez-vous individuels. Il y a toujours eu la présence d’un groupe et de collègues même lors d’échanges plus personnels. J’ai eu le sentiment qu’ils apprenaient aussi des choses entre eux. Il n’y avait pas que Sukran et mois qui découvrions leur travail. Il y avait une énergie qui se communiquait, cela m’a surpris.

Lors des rencontres, j’ai senti une forte fierté de leur travail, de leurs métiers, une forte certitude de l’importance de leur travail, de leur rôle que j’ai découvert. On ne voit pas, on ne comprend pas tout ce qu’il y a à faire quand on est près d’un canal. On a entendu les enjeux de leur rôle. Il n’y a jamais eu de blanc pendant les échanges. Tout le monde était fier de parler de son métier, c’est un bon signe. J’ai découvert que ce sont des métiers qui font appel aux sens : la vue, l’ouïe, le toucher, l’odorat.

Je n’ai jamais enregistré les échanges, je n’aime pas et, de toute façon, on n’a jamais le temps de réécouter. Je prenais des notes car c’est être déjà dans l’écriture. Il faut écouter quand on est sur le terrain. C’était une épreuve fatigante car il ne fallait pas rater la petite chose dite qui n’est pas factuelle mais exprime une émotion liée au travail. Après pour écrire le « poème portrait », il fallait faire des choix.

Les « poèmes portraits » sont des textes pour tout le monde, pas seulement pour le personnel de VNF. Ceux qui les lisent découvrent un univers dont ils n’imaginent pas les tenants et les aboutissants.

NPI : Que retenez-vous des échanges avec les agents de VNF ?

Sukran Akinci : Nous avons découvert beaucoup de métiers. Nous sommes entrés dans la vie au travail de ces personnes. Nous avons pu essayer de comprendre leurs travail et métiers et de donner le tout à comprendre par le biais artistique.

L’objectif de l’association Travail et culture est toujours de sortir le travail et les métiers des quatre murs de l’entreprise pour donner à comprendre leurs évolutions par le biais artistique.

Les personnes de VNF que nous avons rencontrées ont une forte conscience d’être des agents du service public. Ils ont parlé du manque de visibilité de leurs métiers, des enjeux de la pénurie d’eau, de l’impuissance de l’homme face à la nature, de leur rapport au travail, de la nécessité de devancer les choses.

Le point commun entre tous ceux qu’on a rencontré c’est l’attachement à leur travail, au service public.

Un travail avec des aspects positifs : il s’effectue dans un contexte de compagnonnage, dans l’apprentissage et la transmission, dans un partage du métier avec un collectif, dans une convivialité.

Il y a du plaisir au travail. VNF permet encore le temps de la découverte et l’exercice des métiers sans trop de stress et une certaine autonomie par rapport à d’autres environnement de travail.

Pour les aspects négatifs, ont été cités la réduction des effectifs, la numérisation pour remplacer les hommes, le recours à des prestataires. Il y a la conviction aussi que « réparer, ça coûte cher », le souci de l’économie.

Concernant le changement, c’est complexe à expliquer car il est souvent déjà intégré dans le travail par les agents qui ont du mal à décrire précisément ce qui change au fur et à mesure. Ils disent : « on faisait comme ceci, il y a trente ans ».

Les enseignements

NPI : Comment voyez-vous ce projet aujourd’hui ?

Thierry Guimbaud : Par exemple, on peut le comparer avec le dernier baromètre social présenté au conseil d’administration de VNF du 20 décembre 2023 qui est plutôt bon. Mais ceux qui ont répondu à ce baromètre, ce sont essentiellement les personnels administratifs, « les cols blancs » ; les opérationnels ont nettement moins participé. Il y a peut-être de la méfiance mais c’est aussi que le modèle pour participer a été entièrement numérique. Pour beaucoup, malgré la fourniture d’équipements adaptés partout dans l’établissement, l’accès à Internet n’est pas tout, encore faut-il vouloir s’en servir. Pour le prochain, il serait nécessaire de prévoir de le compléter par une approche également en présentiel avec des réunions, des échanges directs.

Parfois, j’ai eu peur devant la transformation à mener au sein de l’établissement. Aujourd’hui, voir une adhésion à la modernisation et au fait qu’il faut la poursuivre, y compris de la part de deux syndicats représentant 70% des votants, ce n’est pas rien.

NPI : Que retenez-vous des poèmes portraits ?

Thierry Guimbaud : Les textes de Jacques Jouet montrent de la nostalgie, du regret mais aussi une certaine compréhension et une fierté face au changement. VNF est une entreprise d’exception, il y a un fort sentiment d’appartenance, de fierté, en même temps, pas de volonté de retour en arrière. Dans plusieurs témoignages, on peut lire, « avant, je travaillais dans tel endroit, je n’y retournerais pour rien au monde ».

L’objectif de faire apparaître une culture a été atteint, c’est une richesse. Il faut faire en sorte de mieux la faire connaître, de mieux faire connaître le secteur fluvial d’aujourd’hui. La série « l’homme de Picardie » appartient au passé. Elle donne un tel sentiment de délaissement, d’ancienneté… quand on l’évoque encore, ça m’énerve, heureusement, de moins en moins de gens la connaisse.

NPI : Alors que vous quittez VNF, comment voyez-vous la suite pour l’établissement ?

Thierry Guimbaud : Au sein de VNF, il y a une relation à l’ouvrage, au bien, au domaine qui ne connaît d’égal nulle part ailleurs dans les autres modes de transport ou secteurs industriels. Je ne connais personne qui aime les infrastructures de transport en tant que telles, elles ont leurs usages utiles. Alors qu’une infrastructure fluviale existe en tant que telle, elle est dans le paysage, dans le territoire, elle est intégrée dans la vie des gens.

D’où ma volonté de développer une stratégie pour développer les liens avec les territoires car l’infrastructure fluviale en est un élément intrinsèque. Et les élus des collectivités le savent, aiment leurs voies d’eau car ils aiment leurs territoires, les gens qui y sont. Il y a une relation très particulière forte : 1 Français sur 3, à peu près 20 millions de personnes vivent à proximité d’une voie d’eau. Cette relation se trouve partout dans l’établissement, chez les agents, dans les territoires, elle crée une dynamique, c’est un langage commun au sein de VNF.

Quand je suis arrivé à la tête de VNF, il y avait un état d’esprit décliniste, j’en ai été assez surpris. La nomination d’un patron qui n’était pas un ingénieur était vue comme synonyme d’une fermeture annoncée de l’établissement.

Le travail a été de redonner collectivement un avenir et une clarté. Le contexte d’aujourd’hui, les sujets environnementaux, hydraulique, énergétique ont beaucoup aidé. Ce mode qui semblait sortie de la société dans les années 1970 est en train d’y revenir. Je suis à la fois fier et touché d’avoir été là au moment de cette bascule. Le fluvial rentre dans le présent. Oui, cela progresse lentement, il y a des stop and go mais structurellement, la situation a changé, la lame de fond est là.

 

Exemples de textes à la fin des poèmes portraits

A la fin des poèmes portraits, quelques mots synthétisent la discussion :

-L’eau est un élément

trop lourd de conséquences

pour être abandonnée

à la concurrence.

-Tenter de rendre lisibles

tous ces métiers invisibles.

-Le métier, c’est de l’intime

on voudrait que ça s’imprime.

-Prévoir
les comportements

les emportements
des eaux.

-Comment travailler

AVEC

la nature ?

-Qu’une équipe soudée

est une douce chose

et que travailler

c’est apprendre.

-Fascination

de l’eau

quel que soit l’âge

des artères.

-Le travail doit être fait

par tous les sens

non par un.

-Apprendre

pour

expliquer.

-Solidaire

le travail

n’est jamais

une activité

solitaire.

-Le canal

attire l’œil

il le calme.

-La mer, les océans

c’est un autre monde

mais c’est toujours

de l’eau.

 

Acteurs

Boutique
Div qui contient le message d'alerte
Se connecter

Identifiez-vous

Champ obligatoire Mot de passe obligatoire
Mot de passe oublié

Vous êtes abonné, mais vous n'avez pas vos identifiants pour le site ?

Contactez le service client abonnements@info6tm.com - 01.40.05.23.15