Lors des Assises de l’Économie de la mer, en 2019 à Montpellier, bien avant que le Covid ne fasse ressortir la face cachée de la mondialisation, Philippe Louis-Dreyfus qui porte haut et fort la gestion patrimoniale de l’entreprise interpellait le président Macron sur la dérive d’un capitalisme qui n’a plus rien d’industriel et la vision court-termiste qui prévaut dans nombre d’entreprises. « C’est devenu la règle alors que le monde maritime, et notamment celui des armateurs, est le fait de sociétés familiales nécessairement régies par une vision à long terme des affaires », faisait-il observer au chef de l'État. Le président du conseil d’administration de Louis Dreyfus Armateurs (LDA), qui fut président du Crédit naval et dirigea le département des financements maritimes de la Banque Dreyfus, rappelle à qui veut l’entendre que l'entreprise familiale s’accommode mal des grands écarts spéculatifs. La sienne en l'occurrence est encore détenue à 100 % pour quelques mois, si la transaction trouve son closing, par Philippe Louis-Dreyfus (président du conseil de surveillance), son fils Édouard (à la présidence du groupe) et ses deux sœurs Charlotte Lezius-Doncel et Marie Louis-Dreyfus, toutes deux membres du conseil de surveillance.
Après s’être tourné vers le Private Equity, via des partenaires financiers de long terme que sont les family offices (en l'occurrence Roullier et Peugeot Invest) pour financer ses navires et pallier l’asséchement bancaire, LDA opère sa seconde grande révolution, après son retrait historique officialisé en août 2022 du vrac sec, ce segment qui ne sied précisément pas à un capital familiale en raison de son caractère « diaboliquement rentable » sur une période courte et « dramatiquement créateur de pertes » sur un temps long. À l’issue d’un processus qui a démarré en juin 2024, la famille Louis-Dreyfus et InfraVia sont entrés en négociations exclusives en vue de l’acquisition par la société de capital-investissement d’une participation majoritaire dans LDA. La probabilité que le groupe spécialisé dans les services maritimes industriels à forte valeur ajoutée qu’il est devenu puisse s’ouvrir à un partenaire industriel ou financier a été ébruitée lorsque la direction a annoncé à son personnel en juin 2024 qu’elle envisageait de faire entrer un partenaire (industriel ou financier) au capital.
Acquéreur ou partenaire ?
La direction se disait alors en quête d’un actionnaire minoritaire sans jamais avoir précisé le degré d’ouverture. « Soit on trouve un partenaire qui partage nos valeurs, notre culture, nos plans de croissance et notre nécessaire besoin de réactivité dans la prise de décision en tant qu'entreprise familiale, sinon on continuera tout seul, avec peut-être un peu moins d'ambitions et en mettant sans doute un peu plus de temps », avait indiqué Édouard Louis-Dreyfus dans un entretien au JMM. Au fil du processus, il s’est avéré que « les marques d’intérêt les plus intéressantes étaient émises par des candidats qui exigeaient une prise de contrôle », assurent aujourd’hui les services chargés de la communication financière de LDA. « Ce critère n’a plus été un enjeu. Le "feel" culturel et l’assurance que la stratégie actuelle dans les services maritimes à valeur ajoutée serait considérablement accélérée ont primé », est-il ajouté. LDA n’a pas « souhaité » communiquer sur le nombre total de marques d’intérêt, ni confirmé qu’un autre fonds français d’infrastructures, Antin, la britannique ICG et le groupe maritime havrais Sogestran figuraient au deuxième tour des enchères pilotées par Rothschild & Co et Oddo BHF.
80 % du capital contre 1 Md€
Contre une entrée au capital, via son fonds InfraVia European Fund VI à hauteur de 80 %, la société de capital-investissement, qui détient un portefeuille d’actifs dans les infrastructures et technologies (16 Md€ de capitaux, cinquantaine de participations), va investir un milliard d’euros sur les prochaines années pour conforter la « stratégie actuelle ». Celle que LDA a opérée en se positionnant sur des prestations de niches dans trois segments principaux : des activités périphériques dans l'éolien, la pose et la maintenance de câbles de télécommunication sous-marins pour le compte d'Alcatel Submarine Networks dont l’État est en train de reprendre 80 % du capital, et enfin, le transport et logistique complexe pour de grands comptes.
Le premier – l'installation et l'entretien des éoliennes – est un marché régi par des appels d'offres européens sur lequel le groupe français s'est lancé sans expérience, excepté son expertise dans les travaux maritimes complexes et sa connaissance des sols jusqu’à 8 000 m de profondeur. Aujourd'hui, la compagnie exploite deux navires de soutien (les Wind of...) à l’entretien des champs éoliens (SOV) pour le géant norvégien Ørsted, qui a reconduit dernièrement les chartes-parties pour cinq ans supplémentaires. Elle a été plus récemment retenue par l’énergéticien suédois Wattenfall pour la construction, la propriété et l'exploitation de trois SOV pendant trois ans.
Dans le transport sur-mesure, Airbus lui a renouvelé en octobre 2023 sa confiance pour une durée de 15 ans en lui confiant la construction et gestion d’une nouvelle génération de ro-ro, plus verts et plus innovants, destinés à l'acheminement de sous-ensembles entre ses sites de Saint-Nazaire et de Mobile, aux États-Unis. La nouvelle flotte nécessitera un investissement de l'ordre de quelque 400 M€.
« On s'est considérablement renforcé sur ces trois domaines pour lesquels on a des perspectives de croissance très fortes. Quand on a la main chaude et les planètes bien alignées, il ne faut pas laisser passer le train. Et pour mener à bien nos ambitions, on y arrivera plus facilement avec un partenaire », expliquait encore lors de l’annonce Édouard-Louis Dreyfus.
Doubler la flotte
Une partie du cash de son nouvel actionnaire doit notamment permettre à l’armateur de Suresnes de doubler sa flotte, actuellement composée de 23 navires, avec des moyens de propulsion et des technologies de dernière génération. Sur le plan de la décarbonation, le groupe français n’a pas de religion, n’exclue rien en matière de carburants alternatifs, dans la limite toutefois des contraintes : la disponibilité du carburant et l’industrialisation des moteurs.
Pour réduire le bilan carbone des traversées transatlantiques, les trois rouliers qui navigueront à partir de 2026, à leur livraison, seront par exemple équipés de moteurs bicarburant, qui pourront utiliser du gasoil ou du méthanol. Ils bénéficieront aussi d’une assistance éolienne à la propulsion. Dans ce domaine, LDA a déjà testé à bord du Ville de Bordeaux la voile de traction d’Airseas. Il a aussi éprouvé les voiles rigides de Bound4Blue pour finalement retenir la solution du fabricant finlandais Norsepower.
En fin d’année 2023, il avait présenté un nouveau projet de navire destiné à transporter de l’ammoniac, dont on connait le potentiel pour être vecteur de stockage d’hydrogène. Il s’est aussi impliqué dans la commercialisation d’un porte-conteneurs vélique. L'état de ses différents projets n'est pas connu à ce stade.
Pas d'autre mouvement de capital ?
« Il n’y pas d’horizon de sortie définitive », certifient aussi les services de communication financière alors qu’il se disait que la génération actuelle aux manettes voulait céder. En déballant sur la place publique les états financiers de l'armateur, BFM avait alimenté un récit spéculatif autour d'une opération déguisée de mise en vente. « La famille restera actionnaire du groupe à hauteur de 20 % et Edouard Louis-Dreyfus en restera le président », est-il affirmé. On ne compte plus le nombre de cas similaires où les promesses du genre ont eu la durée de vie d’un papillon. Quoi qu'il en soit, la transaction sera soumise à consultation préalable auprès des instances représentatives du personnel. La clôture de la transaction devrait avoir lieu au premier semestre 2025, une fois le feu vert réglementaire obtenu.
« Nous partageons la même vision, les mêmes valeurs et bien sûr les mêmes ambitions pour notre groupe. Aujourd’hui, plus que jamais, nous croyons en une marine de services performante, tant sur le plan environnemental qu’économique. C’est cette conviction qui nous pousse à nous projeter dans une nouvelle dynamique de croissance et d’innovation », assure Édouard Louis-Dreyfus, par ailleurs président d’Armateurs de France, dont le maintien à la fonction questionne (cf. plus bas). « InfraVia est un investisseur de conviction, qui se concentre sur les entreprises résilientes en soutenant les équipes de direction, entrepreneurs ou industriels dans leur développement et la création de valeur à long terme au travers d’un accompagnement actif », peut-on lire dans le communiqué comme un acte de réassurance.
À l’occasion de l’Infraweek, organisée par Paris Europlace en novembre 2024, Vincent Levita, président et fondateur d'InfraVia, citait parmi ses priorités d’investissement « toute la chaîne de l’énergie, des énergies renouvelables aux batteries en passant par le stockage de carbone et le recyclage des métaux mais aussi les infrastructures digitales telles que les data centers et la fibre, très énergivores ». LDA représenterait donc sa première porte d’entrée dans le maritime.
Un bout du patrimoine maritime français
Avec LDA, InfraVia ne s’offre pas seulement l’une des plus vieilles compagnies maritimes du pays (170 ans). Il entre de plain-pied dans l’histoire maritime et industrielle française. L'entreprise a accompagné les grands mouvements du vrac à la française, a contribué à écrire tout un pan de l’histoire du charbon et de la sidérurgie nationale, et s’emploie, depuis sa désolidarisation de la partie négoce (Louis Dreyfus Company), à écrire quelques pages dans les services maritimes à haute valeur ajoutée. Une stratégie qui exige des navires sophistiqués, des profils qualifiés et du cash mais de nature à offrir un horizon viable au shipping à la française.
La mue n'a pas été sans mouvements de roulis qui ont sabordé quelques expériences (ferry et autoroutes de la mer) mais l’armateur a souvent eu l’intuition du bon moment pour « faire ». Philippe Louis Dreyfus a souvent eu tort d'avoir raison avant l'heure. Il faut espérer qu’en osant ouvrir grandes les voiles, ses enfants ont eu fatalement raison ou simplement pas tort.
Adeline Descamps
Édouard Louis-Dreyfus peut-il se maintenir à la tête de présidence d’Armateurs de France ?
Décidément, Armateurs de France (AdF) va devoir passer ses statuts au scan ou au chalumeau. Deux cas d'école, rencontrés successivement, mettent à l'épreuve la gouvernance à son plus haut niveau.
Aux termes de deux mandats de Jean-Emmanuel Sauvée, Édouard Louis-Dreyfus a pris la barre en avril 2023 de l’organisation professionnelle, qui fédère une soixantaine de compagnies maritimes, pour deux ans. Ses intentions ne sont pas connues à ce stade mais s’il était tenté par un nouveau mandat, en serait-il empêché alors que son entreprise passera à 80 % dans les mains d’un fonds d’investissement dans quelques mois ? Les statuts de l’organisation professionnelle ne l’interdisent ni ne l’autorisent. La situation n’a tout simplement pas été prévue.
Il y avait déjà eu un précédent quand Jean-Emmanuel Sauvée, son prédécesseur à la tête de l’organisation professionnelle, a lâché en cours de route la barre de la compagnie de croisière Ponant, qu’il a cofondé, dans le cadre d’un accord conclu de gré ou de force avec l’actionnaire Pinault. Avant de devenir le conseiller de CMA CGM, il s’est trouvé dans un entre-deux peu confortable pour exercer un mandat de président.
Des questions en interne
Le cas se présente différemment pour Édouard Louis Dreyfus, dont la perte de contrôle de son entreprise fait de sa fonction à la barre une possible variable d’ajustement. Elle soulève des questions en interne chez AdF et pose un problème à certains de ses membres, qui s'agitent en coulisses sur le sujet mais dont on ne peut exclure le caractère sincère et complètement désintéressé des manœuvres.
Les derniers mois n’ont pas dû être d’un cabotage facile pour le double président, qui tout en gérant les obligations découlant de la procédure d’ouverture de l'entreprise familiale, a dû faire (et il l'a fait très habilement) du lobbying intense sur la taxe au tonnage (sauvée des eaux a priori) et les exonérations de charges patronales – capitales au pavillon français –, que les différents remaniements gouvernementaux ont tenté de pilonner. Le dossier des exemptions de charges n’est toujours pas clos : Armateurs de France a confirmé avoir saisi le Conseil constitutionnel pour interroger la constitutionnalité de la loi de finances (adoptée en février) qui prévoit de les limiter à trois segments : ferry, câbliers et service aux énergies marines renouvelables.
Adeline Descamps
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