[Entretien] Guillaume Le Grand, TOWT : « Nous avons établi une tarification claire et simple qui rompt avec l’opacité »

Guillaume Le Grand, CEO de TOWT

Crédit photo ©TOWT
La proposition environnementale et technique de la future flotte de TOWT est connue avec ses navires propulsés à 95 % par la voile. La politique tarifaire de l'entreprise, qui a changé d'échelle en devenant armateur, l'est moins. Alors que ses deux premiers navires doivent entrer prochainement en service, la société havraise vient de publier ses taux de fret. Explication de texte avec son dirigeant.  

Vous avez deux cargos-voiliers en construction. La coque du premier navire est en finalisation à Concarneau dans le chantier naval de Piriou tandis que le second est en construction sur son chantier au Vietnam. Vous êtes dans les clous pour la mise en service prévue dans quelques mois ?

Guillaume Le Grand : Tous les calendriers sont tenus. Le second a été mis à l’eau début décembre. Le premier est train d'être câblé et aménagé. Le mâtage est prévu début janvier à Concarneau, le gréage total – avec les haubans, les bômes, les actionneurs, etc.–, probablement en février mais on pourrait voir les mats se hisser vers le ciel avant la fin de l'année.

La livraison reste fixée à fin avril-début mai. L’Anemos et l’Artemis, les deux premiers de la classe Phénix, vont opérer seuls jusqu'à fin 2026. À partir de cette date, et jusqu’au numéro huit, un navire sera livré tous les trois mois.

Nous sommes par ailleurs à jour en termes de classification. Et ce n’est pas une mince affaire car ce navire challenge à la fois les réglementations, les autorités, les organismes de classe, le chantier et tous les prestataires, à commencer par le gréement [TOWT n’a pas opté pour des mats-ailes rigides ou des cerfs-volants de traction mais a tranché en faveur de voiles souples d’une surface de 3 000 m2 pour pouvoir naviguer au portant, NDLR].

Nous sommes désormais sereins sur la qualité des constructions. C’est notre premier navire et c’est une fierté car il naviguera sous pavillon français (Rif) et sous la classe BV [Croix de Malte].

L'Artemis a été mis à l'eau début décembre ©TOWT

Vous venez de publier votre indice des taux de fret qui indique vos tarifs sur les routes premium et secondaires, y compris un tarif spot inattendu.

G.L.G. : Nous avons fait le choix d'un planning extrêmement lisible. Il y a quatre types de contrats, en spot, une fois par an, un départ sur deux, tous les départs. Notre indice sera mis à jour en fonction de la fréquence des expéditions, de la quantité de marchandises et de la route. Avec pour principe, la dégressivité en fonction de la durée d’engagement et la prime aux premiers utilisateurs.

Les taux de fret ne seront pas corrélés au prix du baril d’où une stabilité à long terme. Nous voulions une tarification claire qui rompt avec l’opacité et la complexité qui caractérisent les prix dans le transport maritime. De même, nos programmes de navigation sont simples avec des routes pendulaires, sur le principe de routes premium et secondaires* et avec une seule escale, de telle sorte que la rotation puisse s’effectuer peu ou prou en un mois, escales comprises.

Quelles seront les routes phares ?

G.L.G. : Il y a schématiquement deux grandes routes : Le Havre-New York et la route du café, avec deux origines : Colombie [escale de Santa Marta] et Brésil [port de Santos], toutes deux au départ du Havre. Nous serons pour cette dernière sur un transit time de 17 jours avec une escale programmée en Guadeloupe où le port n’a pas été tranché.

Pour la première, les taux de remplissage dépassent largement les 100 % sur les années 2024-2025. Pour plusieurs entreprises françaises, nos navires vont d’ores et déjà acheminer l’intégralité de leur flux export. Il y aura quatre services assurés en 2024 et neuf en 2025 pour monter à douze en 2026, soit une fréquence mensuelle.

On doit vous objecter que c'est peu...

G.L.G. : De toute évidence. Mais quand on s'organise bien, avec des transports dédiés et des chargeurs engagés mensuellement, c’est la bonne jauge. Le lead time [temps entre la commande et la réception par le client, NDLR] sera proche du transit time grâce à la réduction des opérations avec un chargement/déchargement plus rapide. Cette fréquence correspond à celle des expéditions de nos clients qui ont besoin d’embarquer quelques centaines d'EVP par mois. C’est techniquement notre cœur de notre cible.

Quand cette route sera assurée à un rythme hebdomadaire, on sera néanmoins sur une offre de 130 EVP et de 1 200 palettes.

Pour la route du café, comment gérez-vous les retours ?

G.L.G. : Dans le sens westbound, nous avons de la demande sur des exports parce que les taux de fret compétitifs. Le retour est plus problématique compte tenu de la situation locale de la Martinique et la Guadeloupe en termes de disponibilité de services maritimes. Nous sommes en outre sur des niveaux de prix en phase avec les taux de fret d’un porte-conteneurs à propulsion fossile. Nous pouvons atteindre le seuil de rentabilité sur les flux retour que parce que nous allons chercher du café en Colombie et parce qu’entre la Guadeloupe et Santa Marta, il y a 800 milles nautiques.

Sur le Brésil, c'est un peu plus lointain et il y a la zone de convergence où les alizés de nord-est rencontrent ceux de sud-est. Mais c'est évidemment fondamental pour nous d'avoir cette capacité à aller au Brésil, de très loin, le premier producteur mondial de café et en plus engagé dans une stratégie de café de spécialité. Pour y répondre, on a intégré des routes intra-américaines entre Colombie-Honduras et New York. Nos taux de fret sont largement proportionnels à la distance et intègrent nos contraintes.

Des « contraintes » opérationnelles et commerciales admises par vos clients ?

G.L.G. : Tout à fait. Cette ligne est opérée pour le compte de Belco, le premier importateur européen de café de spécialité qui, derrière, va décliner le label Anemos [initié par l’entreprise pour certifier un transport maritime décarboné, NDLR] auprès de ses différents torréfacteurs.

Sur la route intra-américaine, c'est un torréfacteur nord-américain qui a la capacité de remplir un navire avec ses 1 000 t de café. Que ce soit pour Belco, Martell Mumm Perrier-Jouët, la filiale cognac et champagne de Pernod Ricard, ou cet importateur, on va assurer dans un premier temps 20 à 30 % de leur fret, puis monter progressivement, au fur et à mesure de l’arrivée de nos navires et de l’augmentation des fréquences, pour atteindre 100 % la quatrième année. C’est aussi le temps pour que la logistique du client s’adapte à nos formats de chargement et que le marketing assimile notre démarche environnementale. Il faut démontrer à nos clients que leurs flux peuvent passer par nous de manière fiable, pratique, pas si chers mais  très décarbonés. Cette démonstration faite, ils pourront tout à fait envisager de nous confier 100 % de leur volume à terme.

Vous êtes sur des niches qui reposent sur un nombre restreint de chargeurs parfois seuls à bord sur une route. N’est-ce pas un peu risqué ?

G.L.G. : Nous sommes sur une maturité moyenne d’engagement de quatre ans alors que les navires n’ont pas commencé à opérer.

Pour Belco, sur toutes les importations en Europe, on travaille à un horizon 2033, avec de l'ordre de 30 à 40 000 t par an de café sécurisées. C'est un grand confort. Sachant que l'entreprise est dans une stratégie d'importateur-sourceur de café de spécialité, ce qui laisse supposer que ses clients vont consolider leurs cafés à la voile en déclinant le label Anemos. Ce n’est pas un problème de volume mais de consolidation à un instant T autour de l'escale.

L'Anemos, le premier de la classe, est en train d'être finalisé à Concarneau dans le chantier naval de Piriou ©TOWT

Vous affichez sur votre site internet un taux de remplissage de 88 % mais cela renvoie à quoi précisément ?

G.L.G. : C’est le taux d’occupation du premier navire, toutes lignes confondues, qu’elles soient à pleine charge ou non. Nous avons signé des contrats pluriannuels avec plus de 50 clients parmi lesquels figurent des grandes marques de café, de vins et spiritueux, de chocolat. Soit 140 M€ de commandes déjà sécurisées et un seuil de rentabilité couvert à 113 % sur la période 2023-2025.

Parvenez-vous à intéresser des commissionnaires de transport qui jouent un vrai rôle de prescripteurs auprès des chargeurs ? 

G.L.G. : La publication de nos taux de fret et de nos programmes de navigation crée un appel d’air. Longtemps les transitaires ne se sont pas intéressés à nous mais ils sont aujourd'hui de plus en plus incités à le faire par leurs clients. Si bien que certains d’entre eux nous interrogent sur l’affrètement d'une cale, de deux cales, voire un sixième du navire dans le cadre d’une approche de groupage, considérant chaque cale comme un conteneur en somme.

Le fret retour sur des liaisons transatlantiques est toujours un problème. Comment allez-vous y remédier ?

G.L.G. : On y travaille avec pour ligne de conduite, de ne jamais naviguer à vide même si on doit moins valoriser les cales. Dans ce cas, on réservera des tarifs préférentiels à nos clients engagés.

Nous sommes par ailleurs en lien avec des groupes français qui n'ont pas forcément de la marchandise à transporter sur cet axe mais des quantités énormes d'invendus à « rapatrier », qui le sont actuellement parfois en avion, ce qui est le summum de l'absurdité.

Des tonnelleries sont également en demande pour des bois en tonneaux de chêne blanc de Pennsylvanie qui ont tendance à capter beaucoup les odeurs. Celles des conteneurs est problématique car elles ressortent dans les vins, m’ont-elles expliqué.

La qualité de l’air salin, notre système de suivi de qualité organoleptique automatisé et embarqué, nos cales, nettoyées et ventilées en permanence – des garanties contre le champignonnage et autres contaminations –, répondent à leur problématique.

La cave à vin à bord, cela peut être une source de revenus importante ?

G.L.G. : Cela répond à une demande et contribue à 2 % de nos revenus. Nous avons aménagé une calette à l’avant de 6 m sur 5, un espace qui aurait été une zone de fret perdue compte tenu de la coque très effilée à l’avant.

Nos barriques de 225 litres, que nous brossons à l’eau de mer, sont maintenues à la température de la mer grâce à un chai intelligent et connecté à bord. La hauteur des vagues, les changements de température lents, l’humidité, la pression atmosphérique, la salinité, les interactions entre les barils etc., accélèrent le vieillissement et rehaussent les notes aromatiques. Historiquement, nous avons des dizaines de clients, vignerons et distillateurs, qui nous confiaient des barriques pendant environ une année. On l’a systématisé mais en en y intégrant beaucoup de technologies. C’est ce qu’on appelle l’élevage dynamique. Nous avons déjà signé pour plusieurs centaines de barriques. Cela peut aussi apporter un complément de cale au retour.

Pour des produits sensibles aux variations de température, nos solutions sont idéales car nous avons des gradients thermiques qui sont de l'ordre du degré Celsius. Ce sont des changements de température extrêmement respectueux du produit. Nous pouvons être en concurrence avec le reefer mais avec le conteneur réfrigéré, c'est deux fois plus cher et deux fois plus carboné.

En termes de dynamique commerciale, à quel horizon travaillez-vous ?

G.L.G. : Certaines routes sont ficelées jusqu'à 2027. Sur les huit premiers navires et les routes premium, on est déjà largement pleins sur les échéances 2029-2030. Au-delà, dans le temps du transport maritime, c’est un millénaire. Le shipping est organisé aujourd’hui autour du spot et structuré autour des indices baltiques. Le temps est celui du court-termisme et le comportement est assez panurgique.

Le fait de proposer des incrémentations en forme de marches d'escalier à une autre échelle de temps avec des contrats de long-terme, des taux de fret sans BAF [bunker adjustment factor] et autres surcharges carbone, interpelle.

L'idée que certains chargements puissent être indexés à des taux de frais fixes est aussi considéré par certains comme une couverture contre les risques de fluctuations du baril du pétrole et l’extrême volatilité du shipping.

Pour votre financement, vous avez a mis à profit les évolutions réglementaires (certificats d’énergies, crédit-bail, garantie Bpifrance...) et vous aviez réussi à lever 50 M€ en 2021** pour la construction de deux voiliers cargos. Vous prévoyez de lancer la construction dans les mois à venir pour vos navires attendus après 2026. Votre montage financier est-il ficelé ?

G.L.G. : On est en train de finaliser une levée de fonds [objectif : 120 M€, NDLR] pour la construction de six navires et elle connaît une très belle dynamique auprès d’acteurs du maritime et de banques. Plusieurs paramètres y contribuent. Il s’agit de sisterships. Le chantier est connu. Et la traction commerciale est forte avec des clients réputés. Aussi l’innovation, qui consistait à changer complètement la logistique et la propulsion principale, est un peu moins folle qu’il y a deux ans. J’ajouterais que les investisseurs sont bien mieux avisés sur qui décarbone réellement.

Parallèlement, sur la plateforme d’investissement responsable Lita, qui nous avait permis de collecter 4,5 M€ une première fois, a déjà pré-collecté 5 M€ en un mois en obligations convertibles.

Un contexte de taux de fret durablement bas ne fait pas vraiment vos affaires ?

G.L.G. : Les chargeurs gardent une logique comptable. Ils ne comprennent pas toujours un taux de fret alors ils nous demandent : « vous êtes combien de fois plus cher ? » Nous étions bien moins cher que certains tarifs pratiqués ces derniers temps et surtout ils n’ont jamais changé.

On préférerait certes que les taux de frais remontent mais cela ne sera pas le cas à court terme au vu de la surcapacité et de l'économie mondiale en pleine tourmente.

Je pense fondamentalement que le chargeur est rationnel. Il établit ses équations et évalue notre proposition dans sa globalité.

Sur le seul plan strictement environnemental, notre offre est difficilement concurrençable. Nos navires sont conçus pour naviguer en long-courrier à 95 % du temps à la voile, les deux moteurs à quatre temps intervenant en appoint. Notre empreinte carbone est inférieure à 2 g/km par tonne transportée contre 20,2 g pour un porte-conteneurs de 1 150-3 500 EVP. D’ici 2025, on pourra garantir 9 600 t d'émissions de CO2 économisées chaque année au départ et à l’arrivée du Havre.

Vous avez annoncé sur les réseaux le 13 décembre que vous alliez bénéficier d’une subvention de 100 000 € attribuée dans le cadre du fonds d’intervention maritime du secrétariat d’État à la Mer. Qu’allez-vous en faire ?

G.L.G. : Cette subvention va financer les études de notre projet de hub portuaire intermodal que nous portons au Havre, dans le quartier de l’Eure au riche passé maritime et portuaire.

Les négociations sont en cours avec Haropa Port pour la location d’un hangar bord à quai (Jean Reinhart), relié au canal de Tancarville et donnant sur le bassin à flot Bellot. L’idée est d’y concentrer du stockage court terme et de la consolidation/déconsolidation et d’en faire un outil multimodal en exploitant la dimension fluviale.

Dans cette zone de 18 000 m2, nous envisageons aussi d’y construire notre siège, à proximité des postes d’amarrage de nos navires. L’architecture des lieux, qui sera résolument environnementale, rendra hommage à l’histoire portuaire du lieu avec un espace muséal et une zone ouverte au public. Une procédure d’appel d’offres étant en cours, nous n’en connaissons pas l’issue.

Propos recueillis par Adeline Descamps

*Le Havre-New York ; Santa Marta-Le Havre ; Santa Marta-Québec ; New York-Santa Marta ; Santos-Le Havre en routes premium et New York-Le Havre ; Le Havre-Pointe-à-Pitre ; Le Havre-Santos ; Santa Marta-New York, Québec-New York.

**Lors de la première ouverture, Towt a levé 50 M€ et ouvert 47 % de son capital à une vingtaine d’investisseurs (parmi lesquels Après-demain S.A., Crédit Agricole Normandie Seine, Idec…). Diana Mesa et Guillaume Le Grand, les fondateurs et alors seuls actionnaires, étaient toujours majoritaires à l'issue de l'opération.

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