Le partenariat entre un armateur de porte-conteneurs de dimension internationale et un opérateur transmanche de ferries a surpris dans le Landerneau. Parce qu’il s’inscrit à la croisée des chemins entre les stratégies anciennes de l’arc atlantique et la prise en main d’un véritable projet entre le transmanche et la péninsule ibérique. « Est-ce un moyen de faire de la redistribution du conteneur en Europe par un moyen plus rapide que le feeder ? S’agit-il de consolider une offre roulier-ferry ? Cela s’inscrit-il dans la stratégie logistique « feu de tout bois » de CMA CGM ? Ou est-ce seulement un geste de solidarité maritime ? », réagit Paul Tourret, directeur de l’Isemar. « Sans doute tout cela ensemble », ajoute-t-il.
Dette improductive
En grande difficulté, sortant d’une double crise Brexit et covid, son dossier à l’étude par le comité interministériel de restructuration industrielle, Brittany Ferries, principal exploitant de ferries français opérant sur le transmanche, attend depuis de longs mois une réaction de l’État au titre du préjudice économique que les compagnies du transport passagers ont subi du fait des restrictions sanitaires. Cela fait des mois également que la compagnie bretonne guette les conclusions du Fontenoy du maritime, vaste consultation lancée par le ministère de la Mer qui doit accoucher d’un ensemble de mesures pour le transport maritime, exclu par ailleurs du plan de relance.
Au final, l’entreprise se retrouve flanquée d’une dette « improductive » de 220 M€ (PGE, avances remboursables contractées auprès des collectivités locales) qui va peser, pour quelques années, sur les finances de l’entreprise, alors qu’elle n’était que faiblement endettée (70 M€, dont 35 M€ imputables au rachat de Condor Ferries) quand la crise sanitaire a éclaté.
Un sens économique à trouver
Bien que les arbitrages du Fontenoy devaient être connus ce 14 septembre, la main-forte est venue d’ailleurs. La compagnie bretonne a annoncé à l’occasion des Assises de l'économie de la mer que CMA CGM allait investir 25 M€ dont 10 millions en obligations convertibles et 15 millions en avances remboursables (après cinq à huit ans). Le numéro trois mondial de la ligne conteneurisée sera représenté au conseil de surveillance (en toute probabilité Christine Cabau-Woehrel, ex-directrice générale du port de Marseille et aujourd’hui en charge des actifs portuaires du groupe implanté au pied du port phocéen).
« Ce partenariat créera des complémentarités entre les deux compagnies, entre le transport maritime de passagers et de fret, du transmanche vers la péninsule ibérique », indique le communiqué de presse.
L’accord, qui pourrait donner lieu à de nouveaux services ro-ro, prévoit la mise à disposition d’espaces de fret disponibles à bord des ferries de Brittany Ferries desservant le Royaume-Uni, l’Irlande et la péninsule ibérique. Pour l’armateur de porte-conteneurs, « c’est une opportunité de renforcer son offre en ro-ro sur la façade atlantique et le nord de la France vers la Grande Bretagne. » Si le ro-ro n'est cependant pas la principale préoccupation de CMA CGM, il peut lui permettre de compléter son offre dans le cadre de sa stratégie door-to-door qu'il propose déjà largement à sa clientèle (fret aérien avec CMA CGM Cargo, logistique avec Ceva).
Point d’accroche dans la péninsule ibérique
À l’évidence, deux fleurons du monde maritime français ont trouvé un point d’accroche dans la péninsule ibérique. CMA CGM confirme du reste qu’il apporte toute son attention à l’Espagne, terre de prises de position passées de Cosco et de MSC. En juillet, le groupe marseillais est entré dans le ferroviaire par la grande porte avec l’acquisition de Continental Rail, l'un des principaux opérateurs privés (avec traction) dans le transport de marchandises, bien positionné notamment dans le transport intermodal de conteneurs entre les principaux ports espagnols. « Cette opération s'inscrit dans notre volonté d'offrir à nos clients une gamme de services complémentaires intégrant le transport maritime et la logistique », avait justifié cet été Christine Cabau-Woehrel, à la tête des actifs industriels et des opérations du groupe CMA CGM.
Renforcement de la desserte terrestre
Le Français, qui opère dans 18 ports en Espagne, est par ailleurs engagée, depuis plusieurs années, dans une stratégie de renforcement de sa desserte terrestre de l’Espagne. En juin, elle avait annoncé la mise en place d’un service entre Valence et Saragosse avec trois départs hebdomadaires, complétant ainsi le service entre Barcelone et Saragosse. Depuis le terminal ferroviaire de Saragosse, elle offre en une journée une solution « compétitive » vers les principaux pôles industriels (automobile, papier, chimie, métallurgie et produits agricoles).
Containerships, filiale de CMA CGM, propose de son côté une desserte ferroviaire depuis le port de Bilbao, avec notamment une ligne reefer vers le terminal de Nonduermas (Murcie) qui avait été lancée en 2013, lorsque la société s’appelait MacAndrews, en coopération avec Continental Rail et le groupe Fuertes. Au passage, MSC avait eu une stratégie similaire en février 2016 en rachetant la filiale fret de l’opérateur public portugais, CP Carga.
Manutention portuaire
Il y a un an, CMA CGM est en outre devenu un acteur majeur dans la manutention portuaire espagnole en acquérant auprès de HMM 25 % du capital du terminal Total Terminal International Algeciras (TTIA, contrôlé à 100 % par Hanjin Shipping jusqu’en 2014). Sa présence dans la manutention de conteneurs en Espagne se limitait jusqu’à présent à la gestion conjointe avec Boluda du terminal à conteneurs du port de Séville via la société Terminal Marítima del Guadalquivir (TMG), un héritage de l’absorption de la compagnie OPDR.
Desserte de Brittany Ferries, entre Grande-Bretagne et Espagne
Arc atltantique pour Brittany Ferries
De son côté, dans la perspective du Brexit, Brittany Ferry, initiateur du ferry en Manche ouest, a anticipé les bouleversements en consolidant ses affaires hispano-britanniques, son deuxième fonds de commerce, après celui des liaisons franco-britanniques. En lâchant son modèle d’acquisition de navires de dernière génération pour l’affrètement, la compagnie bretonne peut ainsi construire plus rapidement son arc atlantique Nord-Sud, entre la Grande-Bretagne et l’Espagne. D’ici 2025, elle aura cinq unités neuves, dont trois de type E-Flexer au GNL (3 000 m linéaires pour les véhicules fret et capacité de 1 000 passagers) et deux hybrides avec le GNL.
L’armement breton, présidé par Jean-Marc Roué et dirigé par Christophe Mathieu, investit par ailleurs directement dans l’exploitation d’une autoroute ferroviaire entre le Pays basque, le Royaume-Uni et l’Irlande via le port de Cherbourg. Cette initiative vise à développer le fret non accompagné. « La modernité du ro-ro est précisément là. Elle ne réside pas dans des autoroutes de la mer subventionnées, mais dans le développement d’autoroutes ferroviaires à l’interface du roulier, avec des acteurs privés dynamiques étendant leur réseau », plaide Paul Tourret.
Synergies dans le GNL
Les deux nouveaux partenaires voient aussi des synergies dans le développement d’une filière française dédiée au GNL dont ils sont tous deux des promoteurs. « Pour mutualiser des moyens autour du GNL sur les thèmes de la formation des équipages français et des procédures de sécurité », justifient-ils.
La suite de l’histoire à deux reste à écrire.
Adeline Descamps