Journal de la Marine Marchande: L'année 2006 s'achève. Quel bilan provisoire tirez-vous de ces douze derniers mois?
Jean-François Dalaise: Avant de dresser un bilan 2006, il convient de rappeler que 2005 a enregistré un taux de progression qui s'établit à environ 7 %, en tkm, tous trafics de marchandises compris. Il aurait été utopique d'espérer le même score deux années de suite. L'année pourrait se conclure sur une progression de 3 %. Ce tassement conduirait malgré tout à une hausse de nos trafics de 10 % en deux ans. Le premier semestre a été difficile mais, encore une fois, il doit être comparé à une année 2005 record. Pour affiner l'analyse, la bonne tenue des trafics en 2006 tient au secteur des matériaux de construction qui se porte bien. La progression du trafic conteneurisé devrait se situer autour de 6 % donc légèrement inférieure à celle de l'an passé. Le premier semestre au port du Havre n'a pas été bon et les armements fluviaux en ont souffert. De plus, l'offre ferroviaire se ne s'améliore pas véritablement. Notre marché dans le conteneur s'intègre au dispositif portuaire de transport combiné et les dysfonctionnements que rencontre le ferroviaire nous seront préjudiciables sur le long terme dans la mesure où ils affectent l'attractivité internationale de nos grands ports maritimes.
JMM: À la hausse des trafics vient s'ajouter celle des prix du transport selon l'indice établi par le service statistiques du ministère des Transports. Les deux courbes sont-elles interdépendantes?
J.-F.D.: La hausse du trafic parallèlement à celle des prix n'a, dans le contexte actuel, qu'un caractère fortuit. Cette hausse des prix est surtout la marque d'une répercussion de la hausse de nos coûts. Le système d'indexation de nos prix, notamment sur la part carburant, contribue à cette hausse dont il faut noter le caractère différé. Par ailleurs, sur le réseau freycinet, la hausse des prix tient compte de celle du carburant mais également de la diminution de la cale. Nos prix obéissent ainsi, comme dans toute économie libérale, au jeu de l'offre et de la demande. Enfin, je souligne que les prix fluviaux devraient tenir compte du renchérissement constant des matériels fluviaux du fait de la modernisation et de la hausse des chantiers et de l'acier.
JMM: La rareté de la cale sur le réseau freycinet est un débat qui anime depuis quelques années les milieux fluviaux. La plus grande partie du réseau actuel se compose de ces canaux limités à 350 tonnes. Pensez-vous qu'il faille, tant pour les artisans que pour les armements, investir dans une cale adaptée à ces canaux pour gagner de nouvelles parts de marché?
J.-F.D.: Je m'insurge contre un constat global de manque de cale même s'il peut exister sporadiquement un déficit de cale, principalement sur le petit gabarit. Cette situation pose un réel problème mais n'oublions pas que le réseau freycinet, s'il a son importance, traite moins de 20 % du trafic total en France. De là à imaginer qu'il faille reconstruire des bateaux du type freycinet, adapté au système de transport de la fin du XIXe siècle, c'est un raisonnement de gribouille: de tels investissements ne pourraient être réalisés que si les chargeurs acceptaient un engagement sur le long terme pour permettre aux bateliers d'investir. Cette condition n'est pas remplie.
Sur le grand gabarit, le manque de cale ne se remarque que dans des situations ponctuelles de pointe de trafic et seulement sur certains secteurs. Notre souci est d'adapter le mieux possible l'offre moyenne de transport à la demande, non seulement dans notre intérêt mais aussi dans celui du chargeur. Il s'agit ni plus ni moins, de faire du yield management dans la gestion du parc en soulignant qu'une surcapacité structurelle se révèle très vite contradictoire avec une politique suivie d'investissement dans la cale et donc avec les intérêts de nos clients.
JMM: L'aspect humain dans le transport fluvial doit être pris en considération. Quelles actions pensez-vous qu'il faille mener pour contrecarrer les effets d'un "papy boom" qui marquera sérieusement la profession de marinier?
J.-F.D.: La profession va être confrontée au départ en retraite d'une main-d'œuvre qualifiée tant pour les artisans que pour les équipages des armements. La maistrance la plus qualifiée va bientôt être appelée à partir en retraite. Dans les deux ou trois ans à venir ce phénomène atteindra son paroxysme. Le problème va se ressentir de deux façons, d'une part en termes qualitatifs, d'autre part, en termes quantitatifs. Nos besoins sont ainsi estimés à une centaine de personnes par an, soit 15 % de nos salariés. Pour anticiper ce phénomène, nous avons mené des actions de promotion du secteur. Nous devons offrir des conditions de travail, de promotion, de rémunération et de formation qui attirent les jeunes vers notre profession. Les conditions actuelles d'emploi dans les armements offrent des conditions attractives: la moitié de l'année, le personnel est en repos à terre. En filigrane de ce souci se pose véritablement un impératif d'harmonisation sociale au niveau européen pour tous les modes de transport.
JMM: Portons le débat sur Seine-Nord, ce projet de canal à grand gabarit. Les décisions politiques avancent mais le financement n'est pas encore bouclé. Pensez-vous que ce projet verra le jour à l'échéance prévue en 2012?
J.-F.D.: La décision du ministre d'approbation de l'avant-projet du canal Seine-Nord intervenue le 20 novembre cadre avec ce calendrier. Tout se passe comme prévu pour que Seine-Nord soit opérationnel en 2012. Le fruit est mûr, il faut le cueillir à temps. L'échéance électorale de 2007 ne devrait pas modifier l'avancement de ce projet, tant il est consensuel politiquement et ne rencontre aucune réserve majeure du point de vue écologique. J'en appelle donc à la cohérence et que, dans les débats électoraux à venir, le transport de marchandise ne soit pas oublié.
S'agissant du financement, nous attendons la nomination en France d'une personnalité ad hoc qui devrait intervenir prochainement. Pour sa part, l'Europe souhaite la réalisation de ce projet prioritaire et figurant au RTE-T. Certes, le budget des transports a été réduit à 8 Md€, mais la Commission a annoncé que son taux de participation sur les projets fluviaux s'élèverait à 30 % au maximum. Nous souhaitons donc que l'État français, les collectivités locales et les États riverains concernés par Seine-Nord se concertent rapidement pour arrêter leurs participations effectives.
JMM: L'autre grand projet fluvial concerne l'écluse d'accès aux quais de Port 2000. Verra-t-elle le jour et quelle solution intermédiaire favorisez-vous avant sa réalisation?
J.-F.D.: L'écluse du Havre est un gros enjeu qui ne date pas d'aujourd'hui. Cette infrastructure est nécessaire à la compétitivité et à la desserte de l'hinterland de ce port et au transport fluvial. Dominique Perben a fait le bon choix en donnant des caractéristiques efficientes à cette écluse. Il a donné mandat au préfet de région pour s'attelerà son financement. Seconde problématique, il faut gérer l'intervalle entre aujourd'hui et l'entrée en service de cette écluse, qui est une nécessité pour 2010 ou 2011. Si l'écluse se fait après Seine-Nord, l'attractivité de Port 2000 y perdra surement.
Je regrette que nous n'ayons pas mieux valorisé ce formidable outil avant. La logique aurait voulu que nous ayons de manière concomitante le terminal et les moyens fluviaux pour le desservir.
Sur le financement, le bouclage n'échappera pas à des contributions de l'Etat, des collectivités territoriales concernées voire, via le privé, par des péages selon des modalités qu'il faudra négocier, et enfin, le port du Havre pour qui cette écluse est indispensable à la desserte terrestre.
Pour pallier son absence, nous avons eu plusieurs réunions à la DGMT en vue d'examiner un dispositif réglementaire et sécuritaire pour desservir Port 2000 par bateau fluvial, soit par la Seine, soit par le canal de Tancarville et le port historique. Le premier projet de cahier des charges apparaît trop "maritimisé" et conduit à des investissements qui mettrait le fluvial hors concurrence. Nous sommes prêts à "maritimiser" des bateaux fluviaux et pas à "fluvialiser" des navires, cela avec un haut respect de la sécurité.
Actuellement, le mode fluvial subit un premier transbordement pour évacuer les conteneurs de Port 2000 avec la SAITH. Demain, l'augmentation des trafics conduira à la saturation de ce dispositif. Il faut prendre en compte cet élément dès aujourd'hui. En d'autres termes, nous aurons besoin d'une combinaison réunissant un terminal fluvial dédié avec la SAITH, d'une écluse fluviale vers les quais de Port 2000 et d'un cadre efficicent pour opérer avec des bateaux fluviaux d'estuaire.
JMM: Au niveau européen, quels sont les dossiers que vous souhaitez voir aboutir dans un futur proche?
J.-F.D.: Trois dossiers sont importants à nos yeux. En premier lieu, nous demandons une harmonisation sociale rapide et de bon niveau. En France, 30 % des trafics sont réalisés par des pavillons étrangers. Avec l'ouverture de Seine-Nord, la flotte européenne la plus performante sera partie au marché séquanien. Sans idéaliser ou sanctuariser le système social français, nous devons harmoniser les règles, au niveau européen, notamment sur les conditions de sécurité. Ce dossier est abordé mais avance peu, c'est regrettable.
Un deuxième dossier touche à la fiscalité dans le cadre du renouvellement de la flotte. Aux Pays-Bas, l'investissement est mieux traité en termes incitatifs. En Allemagne des dispositifs financiers existent aussi. En France, il n'existe qu'un dispositif d'aide, mis en place par VNF, alors que nous avons un des taux de modernisation de la flotte les plus élevés d'Europe. Nous souhaiterions, par exemple, que les investissements fluviaux donnent lieu à délivrance de certificats d'économie d'énergie négociables à terme.
Enfin, troisième volet de nos revendications européennes, la recherche. L'Union européenne devrait engager un programme en faveur de notre mode. Son avance environnementale se réduit par rapport aux progrès que font les motoristes pour les camions. La taille réduite de notre secteur n'incite en effet pas les industriels à se entamer des recherches novatrices pour notre mode. Un programme européen en ce domaine aurait toute sa pertinence et sa légitimité.
JMM: Outre votre mandat de président du Comité des armateurs fluviaux, vous occupez la fonction de président du Port autonome de Paris. Les trafics des ports fluviaux progressent ces dernières années et se diversifient. Pensez-vous qu'il reste des potentiels de développement pour ces ports?
J.-F.D.: Vous avez raison de parler de développement des ports fluviaux. Ils participent très significativement à la hausse des trafics fluviaux grâce à un dynamisme porté par tous leurs acteurs qui ont su créer une offre portuaire en phase à la demande des chargeurs. Cette offre recèle de grands potentiels et les ports fluviaux doivent les anticiper et les stimuler par des investissements appropriés. La logistique urbaine et les évolutions de la filière agricole, le bio-carburant, par exemple, sont autant de pistes prometteuses pour la diversification des trafics.