Quelles sont les fragilités de la chaîne d'approvisionnement à l'heure de la fragmentation croissante du monde ?

Kyu Associés, Arts & Métiers, France Supply Chain et l'Amrae ont sondé une centaine de responsables de la supply chain de plusieurs secteurs industriels sur leurs vulnérabilités dans un environnement où les crises s'enchaînent. La perception sur les menaces de leurs flux logistiques a bien évolué en à peine un an.

Une seule année s’est écoulée et les fragilités perçues en 2023 par les responsables des achats et de la supply chain sondés ont bien changé.

En 2022, quand le cabinet de conseil en management opérationnel et gestion des risques Kyu Associés avait effectué son enquête auprès de grandes entreprises industrielles* pour les besoins de son baromètre sur les risques liés à la supply chain, les cadres-dirigeants pontaient le défaut de capacités, la hausse des coûts, les attaques cyber, la géopolitique et la logistique.

Dans la 5e édition (2023), que la société de conseil réalise en partenariat avec Arts & Métiers, France Supply Chain et l'Amrae (métiers du risque et des assurances en entreprise), la volatilité de la demande, qui n’apparaissait pas dans le Top 5 des menaces identifiées en 2022, est érigée au premier rang. La géopolitique (3e) est montée d’un cran. La hausse des coûts est moins prégnante mais reste toujours dans le « top 5 » dans le classement des incertitudes perçues.

Entre temps, le monde s’est un peu plus fragmenté, menaçant même physiquement les flux logistiques, dont témoignent concrètement les attaques des rebelles houthis contre les navires à l'entrée de la mer Rouge depuis le 19 novembre 2023.

Faible visibilité sur la demande, risque numéro 1

Ce palmarès, qui traduit ce que les responsables considèrent être comme leurs propres vulnérabilités, est en somme un miroir de leur plan actuel de travail : un environnement de grande instabilité et d’imprévisibilité de la demande. A l'orée de cette nouvelle année, les entreprises doivent en outre composer avec une faible croissance, des menaces politiques et une pression sur leur compétitivité face à un pouvoir d'achat qui réclame des prix bas.

« Le sentiment premier qui ressort de notre sondage, ce sont des entreprises prises en étau. Elles font face à une demande orientée à la baisse après une période de reprise post-Covid assez conséquente que l’inflation a fauchée. La croissance est atone dans les pays développés et en recul dans d'autres pays, moteurs de la croissance mondialement, comme la Chine. Cette incertitude sur la demande les inquiète énormément », pose d'emblée Thibaud Moulin, consultant associé au sein de Kyu Associés, qui a piloté l'enquête.

« La visibilité sur la demande est de plus en plus faible. Elles ont du mal à comprendre ce qui peut se passer et à planifier de façon assurée parce que les événements s’enchaînent et viennent perturber à chaque fois leur supply chain », explique-t-il.

Des niveaux de stocks conséquents

Il faut dire que les entreprises ont été échaudées ces dernières années. Après une phase importante de déstockage sous l’effet d’un boom de la demande en 2021-2022, elles ont stocké en masse pour ne pas retrouver à court, nourries de l’expérience du Covid, de la congestion portuaire et des perturbations en mer qui ont menacé l’approvisionnement de leurs rayons.

Or, la guerre en Ukraine déclarée début 2023 et l’inflation concomitante ont refroidi le chaland au moment où les stocks étaient à bloc. Les entreprises se sont retrouvées avec des surstocks importants. Le niveau de stock moyen en Europe a été particulièrement critique en Europe, estimé à 80 Md€ en 2022 quand il se situait, avant crise pandémique, entre 20 et 40 Md€.

Explosion des barrières commerciales

« Il va falloir que les dirigeants s’adaptent au fait que l'incertitude est la nouvelle normalité. Ça impose structurellement des changements assez importants », convient Laurent Giordani, fondateur de Kyu Associés.

« Face à l’enchaînement des crises, les entreprises ne sont pas restées les bras ballants, reprend Thibaud Moulin. Elles ont commencé à réorganiser leur flux, y compris pour contourner tous les obstacles de libre-échange, puisque les tensions géopolitiques génèrent une forte croissance des barrières commerciales ».

Selon les données de l'entreprise, il y aurait 3 000 contraintes réglementaires en vigueur dans le monde. Elles étaient estimées à quelques centaines il y a encore quatre ou cinq ans.

Des liens très dangereux

Après avoir été sous l’emprise du juste-à-temps pendant des décennies, les responsables logistiques se remettent en question, confrontées aux transformations en cours, celles du China + 1 et du « friendshoring » (pays compatible avec sa conception de la géopolitique).

En ajustant son système pour créer des zones tampons (stocker des composants critiques, comme les semi-conducteurs), Toyota a été l’un des premiers à faire éclater son organisation en flux tendu, qu’il avait contribué à créer.

Sur un temps relativement court à l’échelle d’une chaîne d’approvisionnement, plusieurs éléments sont venus se percuter rendant plus urgente la nécessité de s'affranchir de certains liens « dangereux » à une zone géographique, à quelques fournisseurs, à la disponibilité de leurs capacités, aux savoir-faire de leurs partenaires et aux transit time des compagnies maritimes.

Les effets du Covid sont désormais largement documentés. La pandémie a révélé la dépendance à la Chine et la guerre en Ukraine a pointé celle de l’Europe au gaz russe (40 % de ses besoins en gaz naturel) ainsi que celle de nombreux pays aux céréales ukrainiennes.

L'inflation généralisée (énergies, matières premières, salaires) qui s'en est suivie, a sensibilisé les entreprises sur leur exposition aux soubresauts de la géopolitique, a fortiori, quand les énergies sont menacées.

Mais avant cela, les tensions commerciales entre les États-Unis et la Chine avaient déjà incité les entreprises à envisager une production multi-locale.

Relocalisation en marche active ?

« Plusieurs éléments de réflexion entrent le choix de la relocalisation : le coût de la main d’œuvre mais aussi la moindre exposition aux risques climatiques et le rapprochement entre centres de production et de consommation de façon à avoir des chaines d’approvisionnement moins étirées. Ce que nous appelons dans notre jargon « glocal », contraction de global et local », explique Laurent Giordani, fondateur de Kyu Associés.

« Dans la plupart des cas, la relocalisation cible des pays, en dehors de la Chine, pour éviter les taxes américaines sur les productions chinoises ou à proximité des bassins de consommation pour être plus réactif tout en restant dans des zones présentant encore un avantage compétitif et dotés d’infrastructures et d’une main d’œuvre qualifiée (Inde, Vietnam, Mexique, Turquie, Tunisie, Maroc...) ».

Mais ces mouvements, qui consistent à doubler les sources, se heurtent à l’assèchement des capacités et des compétences, « déplacées » qui n'ont pas la maturité des fournisseurs précédents. « Les donneurs d’ordre manifestent une grande inquiétude quant à leur capacité à accompagner la monter en compétence de ces nouveaux entrants », abonde Thibaud Moulin. D’où la crainte sur la qualité, plus « vieux risque du monde », qui revient en première ligne.

Réindustrialisation fantasmée ?

Quant au vœu pieux de la réindustrialisation, poursuit Laurent Giordani, « on a un passif de 30 ans de désindustrialisation ». Elle ne pourra se faire qu’à un certain nombre de conditions, ajoute le dirigeant : pas trop énergivore, pas trop impactée, pas trop cher au niveau de la main d'œuvre, et surtout concentrée sur des technologies différenciantes, avec des compétences disponibles et des ouvriers qualifiés. « Tout cela va prendre un temps certain ».

Tensions sur les matières premières

Le sentiment de pénuries de matières premières perdure dans certains secteurs clés. « Il est lié à la persistance des crises, géopolitiques, mais aussi climatiques ». Cela semble particulièrement vrai dans le secteur agroalimentaire

« Le climat est un sujet important dans cette industrie. Les périodes de forte chaleur peuvent grever certaines capacités », indique Thibaud Moulin.

Particulièrement exposée aux dérèglements climatiques et confrontée à un problème de pouvoir d’achat, il n’est pas anormal que l’industrie agroalimentaire place la sécurité de ses approvisionnements et la volatilité de la demande comme ses maillons faibles.

Inflation évaporée

En revanche, certaines fragilités passées semblent s’être évaporées des panels à l’instar de l’inflation qui n’est plus mentionnée.

De même pour la logistique, sursollicitée ces trois dernières années, marquée par des phénomènes de congestion portuaire, les confinements en Chine (avril-mai 2022 à Shanghai où transitent normalement 250 000 EVP par semaine), les grèves majeures dans les ports ouest-américains en mai et européens (Hambourg, Feliwstowe, Liverpool) et la pénurie de chauffeurs routiers (selon l’étude annuelle de l’International Road Transport Union, il manquerait environ 3 millions de chauffeurs dans 36 pays dont 2,2 millions en Chine, 233 000 en Europe et 64 000 aux Etats-Unis).

« On rentre encore dans une phase d'incertitude sur les coûts logistiques qui, connaissent une très forte hausse [taux de fret passés de 2 000 à 5 000 $ entre la Chine et l’Europe] depuis les attaques des Houthis. Mais c'est un risque jugé moindre, appelé à se réguler. La demande étant relativement basse, il y a fort à parier que si les pays arrivent à contenir les attaques contre les navires transitant en mer rouge, on devrait revenir progressivement à des taux de fret acceptables et à un risque mesuré ».

Logique d'affrontement entre blocs

Les conflits se multiplient, c’est un fait, et les tensions géopolitiques s’exacerbent entre le bloc sino-russe et les Occidentaux.

Cette fragmentation du monde commence à se refléter dans les échanges. Selon les données de la société, entre le premier trimestre 2022 et le troisième trimestre 2023, la part du commerce mondial entre « blocs géopolitiques » (repérés à partir des votes à l’Assemblée générale des Nations unies) a baissé de 4 % et celle des échanges au sein de ces blocs a augmenté de 6 %.

De nouveaux fronts pourraient venir s'y greffer, autour de Taïwan, maillon capital à l’approvisionnement des semi-conducteurs, l'île produisant quelque 65 % du volume annuel mondial et 90 % des puces. Il est estimé qu'elle répond à 35 % des besoins de l’automobile et à 70 % des smartphones.

Tous les observateurs conviennent qu’un conflit les impliquant entraînera une crise sans précédent. Les États-Unis semblent s’y préparer, ayant fortement réduit dans ce domaine les imports chinois.

Adeline Descamps

* Une centaine de dirigeants sur les 1 000 sondés y ont répondu. 29 % des répondants travaillent dans des industries (automobile, aéronautique, distribution, réseaux et services) de plus d’1 Md€ de chiffre d’affaires et 41 % dans celles de plus de 5 Md€. Les sondages ont été arrêtés en décembre 2023.

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