Jean-Marc Lacave, délégué général d’Armateurs de France : « Nos propositions pour la marine marchande ne sont pas une liste de courses à la Prévert »

Agenda du Fontenoy, situation de la filière maritime française, perturbations liées au coronavirus, ambitions pour la marine marchande, taxation carbone, convictions sur la transition énergétique…, Jean-Marc Lacave, délégué général d’Armateurs de France, ancien directeur du port autonome du Havre et ex-cadre dirigeant de CMA CGM n’élude rien. Entretien.

 

De quoi souffre le plus la filière maritime française ? 

Jean-Marc Lacave : D’un manque de visibilité et d’un contexte plein d’incertitudes, de volatilités. On porte l’espoir que l’on sera au printemps prochain en fin de perturbations causées par cette épidémie. On pourrait alors revenir à un régime plus normal. C’est une opinion personnelle qui n’est étayée par aucune vérité absolue. Elle se forge sur le lancement des campagnes de vaccination dès janvier. Mais on n’en connaît pas encore tous les détails. On ne sait pas comment les marins vont être considérés, s’ils seront suffisamment essentiels pour ne pas être les derniers à en bénéficier – du moins pour ceux qui le souhaitent – et enfin mettre fin à tout ce qui entrave le transport maritime depuis un an, quatorzaines, contraintes aux frontières, etc. 

Avez-vous des points de vigilance particuliers, des inquiétudes spécifiques à l’égard de certains segments du transport maritime français ? 

J-M.L : Toutes les filières sont impactées. Mais certains segments  se portent moins mal que d’autres, excepté le fait d’être stressés par ces questions d’incertitudes. Le conteneur et le vrac vivent au rythme du monde et font face à des ajustements permanents, pour l’un tributaire des marchandises diverses, pour l’autre des matières premières et de l’activité industrielle. On voit bien aujourd’hui qu’il y a ajustements de capacités pour faire face aux différentes bulles et évolutions dans le monde. Nous sommes confiants sur le fait que l’on va retrouver un régime plus apaisé dès le début de l’année prochaine. 

Les difficultés doivent se résoudre prioritairement dans le cadre de la relation contractuelle entre les prestataires et leurs clients »

 

Pensez-vous qu’il y actuellement une désorganisation totale du transport maritime, comme le sous-entendent les commissionnaires et les chargeurs ? Les armateurs ont-ils l’intention d’apporter une réponse à un quotidien qu’ils estiment difficile à organiser du fait d’une pénurie de conteneurs et d’une absence de visibilité sur l’offre sans parler des surcharges qu’ils disent subir sans préavis ? 

J-M.L : Je suis étonné. Nous venons de signer une charte par laquelle on s’engage à travailler tous ensemble en vue de défendre les ports français, le shipping et la logistique. Les difficultés doivent se résoudre prioritairement dans le cadre de la relation contractuelle entre les prestataires et leurs clients. Nous travaillons dans un même secteur industriel, celui de la logistique au sens le plus large possible, et l’on se doit de servir nos clients et nos concitoyens en apportant les marchandises, où que ce soit. La situation vécue aujourd’hui n’est pas propre à la France, elle est mondiale. Tout le monde se débat avec les mêmes difficultés et tente d’effacer les éléments de désorganisation qui nous ont tous perturbés. Cela n’amuse pas les armateurs d’avoir des conteneurs vides qui ne sont pas repositionnés en temps et en heure et des capacités qui ne sont effectivement pas ajustées à la demande et à l’instant T. Je connais bien le secteur des conteneurs. C'est une tâche du matin au soir que d'ajuster les capacités aux quatre coins du monde. Et aplanir la désorganisation, c'est bien la principale motivation.  

Il faut absolument que ces entreprises, lourdement capitalistiques et tributaires des choix politiques au Royaume-Uni ou au Maghreb, puissent être vraiment aidées.

La situation du ferry et de la croisière est autrement plus inquiétante...

J-M.L : Pour le ferry, c’est en quelque sorte la double peine, en raison du coronavirus mais aussi du Brexit. La ministre de la Mer a bien pris la mesure de ces enjeux. Un accord sur le net wage [le salaire net, exonération des charges patronales sur les salaires, NDLR] est encore en discussion mais est sur la bonne voie. Il faut absolument que ces entreprises, lourdement capitalistiques et tributaires des choix politiques au Royaume-Uni ou au Maghreb, puissent être vraiment aidées. En termes d’accompagnement public, il faut espérer que les solutions ne soient cependant pas « spot », en pensant, qu’en injectant un peu d’argent, la situation soit rétablie. Il faut des mesures de compétitivité qui dépassent le fait conjoncturel Covid. 

Vous êtes bien plus indulgent que l’ex-président d’Armateurs de France et président de Brittany Ferries, Jean-Marc Roué, qui attend toujours un intérêt des hautes sphères publiques pour le secteur maritime et qui a été sévère à l’endroit du plan de relance de l’État. 

J-M.L : Il faut reconnaître que des faits se percutent et envoient des signaux contradictoires. Il faut remonter aux Assises de l’Économie de la mer à Montpellier il y a un an. Nous y avons entendu un président de la République tenir un discours enthousiasmant sur la place qu’il entendait accorder au maritime. Six mois plus tard, dans un discours de déconfinement, il récidive : alors qu’il évoque la relance, il parle d’accélérer la stratégie maritime. Quelques semaines plus tard, il réactive un ministère de la Mer qui avait disparu depuis trente ans. Puis quand sort le plan de relance, c’est la déception. Peu de mesures sont ciblées maritimes.  

Parallèlement, le Royaume-Uni annonce de nouvelles restrictions. On voit alors une espèce de contre-courant avec des mauvaises tendances. Brittany Ferries fait partie des entreprises en première ligne : elle a vu 85 % de son chiffre d’affaires partir, donc on pourrait être à tout le moins inquiet. Il y a de très gros enjeux sur Brittany Ferries mais aussi sur Ponant, DFDS, La Méridionale pour d’autres raisons. 

Après cette phase de « flottement », on a vu Annick Girardin [ministre de la Mer, NDLR] se battre pour le net wage et engager le Fontenoy. Ce sont de bons signaux envoyés. Il faut que l’on fasse confiance à ces démarches, se mobiliser avec des propositions concrètes et s’assurer de leur mise en œuvre. On n’a pas d'alternatives. 

Sur l'agenda du Fontenoy, quelle sera votre organisation dans les semaines et les mois qui viennent ? 

J-M.L : Entre aujourd’hui et le début de l’année, nous sommes dans une phase d’écoute. Le ministère de la Mer est en train de rencontrer toutes les parties prenantes, organisations professionnelles, syndicats, banquiers, acteurs de la formation… Et les membres du cabinet le font dans le cadre de rendez-vous bilatéraux non minutés. 

D’ici début janvier, les grandes lignes de force seront esquissées sur la base de ces entretiens. La ministre de la Mer devrait exprimer à ce moment-là les sujets sur lesquels elle souhaite que des mesures concrètes – de nature économique, sociale, environnementale, fiscale…– soient élaborées. L’idée est de déboucher d’ici à juin sur ce qu’elle appelle un « accord de compétitivité ». ll faut comprendre par là les engagements des uns et des autres, État, armateurs, syndicats… pour l'école, l’emploi, l'investissement… 

Il faut qu'on puisse investir dans des navires neufs répondant aux enjeux de transition écologique. Or obtenir un financement reste compliqué pour un tas de raisons »

À propos de la compétitivité du pavillon, quels sont les points clés et les lignes rouges pour vous ? 

J-M.L : Nous sommes attentifs notamment à tout ce qui tourne autour de l'investissement. Il faut qu'on puisse investir dans des navires neufs répondant aux enjeux de transition écologique. Or obtenir un financement (prêt, fonds propres...) reste compliqué pour un tas de raisons. Les banques ont des exigences en matière de fonds propres. Le verdissement de la flotte génère des coûts importants et donc il faut améliorer l’équation de l'investissement. Cela passe par l'amélioration du 39 C*.

Concrètement ?  

J-M.L : Je ne souhaite pas évoquer pour l'instant les éléments de cette négociation car il ne s’agit pas pour les armateurs d’arriver en disant : ‘je veux ceci ou cela’. Mais nous souhaitons par exemple discuter de la durée d'amortissement fiscal, de sa dégressivité, de la technologie retenue pour bénéficier du suramortissement, des fonds d'investissement et de leur capacité à apporter des fonds propres, des garanties par les organismes publics, de la formation des officiers et des besoins de personnels monovalents ou même d'électrotechniciens. Ce sont des tas de sujets techniques qui constituent au quotidien des contrainte à gérer. 

Le Fontenoy est intéressant pour nous car il offre l’occasion de présenter nos propositions et de les expliciter auprès du gouvernement »

Où en êtes-vous au sein d’Armateurs de France ? Lors de son arrivée à la tête de l’organisation, Jean-Emmanuel Sauvée avait fait part d’un certain nombre d’ambitions… 

J-M.L : Il a élaboré un plan stratégique de la marine marchande [PSMM vient d’être communiqué à la presse, NDLR] articulé autour de quatre axes et 40 mesures. Il est le recueil de toutes les mesures sur lesquelles on souhaite avancer avec l’État, l’Europe, les organisations syndicales, les partenaires économiques Jean-Emmanuel Sauvée a voulu partager largement ce document, le porter à connaissance d’un très vaste public, les pouvoirs publics mais aussi les syndicats, des insitutions, des acteurs de la formation, des banques…

Le Fontenoy est intéressant pour nous car il offre l’occasion d’expliciter nos propositions auprès du gouvernement. Encore une fois, il ne s’agit pas d’une liste de courses à la Prévert, de demandes d’avantages supplémentaires. Ce PSMM forme un ensemble cohérent car aucune mesure ne va sans les autres. L'attractivité des métiers, pour ne citer qu’un exemple, le parcours d'un marin officier, la question de son temps de navigation, du nombre d’officiers formés à l’ENSM [École nationale supérieure maritime] ou des matelots dans les lycées maritimes sont tout aussi importants que la question de la décarbonation, du 39 C ou de la taxation tonnage. 

Il y a un prix à payer pour le carbone mais nous aimerions aborder ce sujet, non pas juste dans la perspective d'un alignement du maritime sur d'autres secteurs d'activité »

La taxation carbone occupe le devant de la scène depuis quelques mois. Comment recevez-vous ces débats ? 

J-M.L : À Armateurs de France, comme chez tous les autres armateurs européens, nous sommes très inquiets de l'arrivée prochaine de l’ETS [système d’échanges de quotas d’émissions de l’UE, NDLR]. Déjà en termes de procédure, on est un peu frustrés. L'étude préliminaire est assez générale et théorique. On ne nous a transmis aucun scénario avec une valeur d’ETS, des impacts économiques, des aspects commerciaux, le traitement des effets collatéraux… Nous avons pour autant conscience qu’il y a un prix à payer pour le carbone. Il n’y a aucune raison à ce que le shipping échappe à la dynamique mondiale de lutte contre le réchauffement climatique. Mais la façon dont le débat est mené, en termes de processus de concertation, ne nous paraît pas correcte. Nous aimerions aborder ce sujet, non pas de façon purement théorique, dans la perspective d'un alignement du maritime sur d'autres secteurs d'activité, mais en toute connaissance de cause, avec à l’appui une analyse propre au transport maritime, en tant que secteur en proie à des effets de concurrence mondiaux. 

Je comprends que l’Europe veuille aller vite mais dans le cadre d’une vraie concertation, pas avec des mesures dont on ne peut s’empêcher de penser qu’elles ont d’autres motivations, pour financer le plan de relance par exemple »

Vous auriez donc préféré que l’OMI donne le La… 

J-M.L : En effet, nous aurions aimé que l’Organisation maritime internationale soit sur la ligne de départ des mesures à implémenter. Je comprends que l’Europe veuille aller vite mais pas avec des mesures dont on ne peut s’empêcher de penser qu’elles ont d’autres motivations, pour financer le plan de relance par exemple. Il nous vient à l’esprit de mauvaises pensées alors qu’il y a un vrai sujet. Mais la démarche est : comment s’y prend-on compte tenu de nos spécificités ? 

Ce n’est pas le cas aujourd’hui ?   

J-M.L : La Commission européenne a une dynamique de production impressionnante : quand ce n’est pas l’ETS, ce sont les énergies renouvelables, la fuel directive, les infrastructures de soutage. Sa capacité à vouloir avancer est remarquable. Il faut simplement qu'elle prenne le temps, dans cette masse de production, d’évaluer les conséquences quant aux mesures proposées. Je n'ai pas l'impression que c'est le cas aujourd'hui. 

Est-ce qu’Armateurs de France a des convictions sur les choix technologiques à opérer pour être conformes aux exigences futures de l’OMI, qui nécessitent d’investir dès à présent dans la flotte ? Il nous vient à l’idée qu’Armateurs de France est influencé par ceux d’un de ses plus importants représentants, la CMA CGM avec le GNL ? 

J-M.L : Il ne faut surtout pas perdre une minute dans la R&D au niveau national, européen et mondial. Les moyens nécessaires à rassembler sont colossaux. Que ce soit l’hydrogène, l’ammoniac, le méthanol, il faut que ces technologies soient testées pour faire baisser rapidement le niveau d'incertitude. C’est pour cela que l’on milite pour un fonds mondial pour la R&D de 5 Md$ [initiative défendue par les organisations d’armateurs au niveau international qui vise à créer un fonds abondé par l’industrie à raison d'une contribution obligatoire de 2 $ par tonne de carburant sur dix ans, NDLR]

Pour ce qui est du GNL, il ne s’agit pas de rester sur du GNL fossile pendant 25 ans. Cette énergie a le mérite d’améliorer, en première étape, l’empreinte soufre mais surtout, elle permet une évolutivité vers le biogaz voire le biométhane. Elle est potentiellement féconde pour la décarbonation. Et si on peut évoluer vers du GNL bio, cela aura effectivement permis de rentabiliser l’investissement sur la durée de vie d’un navire sans être en permanence sous la pression des exigences réglementaires et du nécessaire amortissement des navires. 

Il ne faudrait pas que ceux qui investissent dès aujourd’hui soient pénalisés par rapport à ceux qui s’y conformeraient bien plus tard une fois les technologies amorties » 

Votre religion a l'air d'être faite... 

J-M.L : Mais nous croyons aussi au mode vélique repensé à l’aune du 21e siècle. On ne va pas décarboner totalement avec cette technologie, sauf sur des marchés de niche où le transit time est moins important. Mais la technologie, en tant qu’assistance à la propulsion, combinée avec une réduction de vitesse, est crédible. Il faudrait que les financeurs et l’État partagent notre foi. L'État doit améliorer le dispositif de suramortissement, par exemple, pour passer ce cap. Pour ne pas casser cette dynamique d’innovation, et cela est valable pour toutes les innovations technologiques, les financeurs, comme l’État ou l'Europe, doivent avoir une bonne compréhension de ces processus.  

Un ETS mal élaboré pourrait avoir un effet pervers à savoir que pour y échapper, l’on recule dans le verdissement de la flotte ou engage des stratégies de détournement. Il ne faut pas oublier que nous opérons sur un terrain international. Il ne faudrait pas que ceux qui investissent dès aujourd’hui soient pénalisés par rapport à ceux qui, sur le même business, s’y conformeraient bien plus tard une fois les technologies largement amorties. 

La caractérisation d'un investissement vert soit un travail collaboratif entre la profession et le secteur du financement »

Je suppose que vous avez accueilli avec bienveillance des initiatives comme Poséidon qui cherche à améliorer le financement de navires plus verts, non ? 

J-M.L (temps de pause, silence) : Alors, dans l'esprit oui, mais il faut viser à ce que la caractérisation d'un investissement vert soit un travail collaboratif entre la profession et le secteur du financement. Nous sommes plus sensibles à des initiatives comme l’Alliance Verte-Green Marine Europe, portée à l’origine par l'industrie maritime du Canada et des États-Unis. Ce programme de labellisation environnementale a conduit l’association Surfrider Foundation à l’importer en Europe. Et la France est la première à l’accueillir. En France, Brittany Ferries, Corsica Linea, Ifremer-Genavir, La Méridionale, Orange Marine et Socotra ont été labellisés. 

Propos recueillis par Adeline Descamps 

*L’article 39 C du CGI prévoit l’amortissement dégressif du navire avec un certain coefficient sur une période donnée dont la durée conditionne la compétitivité du régime de taxation au tonnage. La réduire permettrait de bénéficier d’une exonération des plus-values de cession de son navire à une échéance plus ou moins importante.

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