Le marché des transporteurs de pétrole brut a connu une flambée sans précédent, les taux d'affrètement au comptant des VLCC en particulier atteignant des sommets jamais vus depuis une décennie. Si les prix ont perdu de l'élan ces dernières heures pour revenir à des niveaux moins « anormaux », la conjonction incroyable des faits qui ont contribué à son embrasement continue d'opérer.
Alors qu’une journée de transport par tanker entre Singapour et le golfe Persique dépassait allégrement les 300 000 $ il y a encore quelques jours (305 998 $), contre moins de 39 000 $ le 23 septembre, il aura fallu moins de temps pour le constater que pour valider son retour à la normale. Ces derniers jours, l’on aura assisté à une floraison d’analyses d'experts, qui évoquaient une « période tout à a fait anormale », se demandaient « combien de temps cela allait durer », s’enflammaient en regardant l’escalade des taux, pourtant rompus qu'ils sont aux mouvements de balanciers du marché pétrolier, dont les gains peuvent s'effondrer aussi rapidement qu’ils se sont emballés.
Fidèle à leur réputation, les taux des VLCC (Very Large Crude Carriers, à partir de 160 000 jusqu'à 349 999 tpl) sont revenus en 24 h à une jauge de 100 000 $, les affréteurs ayant annulé un grand nombre de tankers qui avaient été réservés à des niveaux rarement atteints sur la dernière décennie. Les derniers taux au comptant sont désormais offerts pour environ 113 000 $ par jour, un taux cependant robuste pour une situation que les courtiers anglophones, grands théoriciens du jeu, décrivent comme « a game of chicken », qui renvoie au « jeu de la poule mouillée ». Une métaphore d'une situation où deux parties se livrent à un affrontement dans laquelle elles n'ont rien à gagner mais la fierté les empêche de reculer.
Retour sur terre ?
Le marché des gros tankers a en effet connu une flambée sans précédent ces derniers jours, qui a même contaminé la catégorie en deçà, les LR2 (80 000 -159 999 tpl). Dans une de ses publications, s’appuyant sur des données de Clarksons Platou, Nordic American Tankers révélait il y a quelques jours que les taux des très gros transporteurs de brut avaient augmenté de 55 % en une semaine, s'établissant à plus de 300 000 $/jour, si bien qu’ils étaient de 425 % supérieurs à ceux de l'an dernier. Les suezmax avaient également grimpé en flèche, de 114 % en une semaine et de 359 % en glissement annuel. Pour trouver une référence à une telle effervescence, il faut remonter le temps de 15 ans, indique Poten&Partners dans un de ses rapports hebdomadaires : « Au cours de l'hiver 2004, les taux avaient également atteint 250 000 $ par jour, mais cette poussée s’inscrivait dans un contexte où les VLCC avaient engrangé des records journaliers à plus de 100 000 $ plusieurs fois dans l’année »
La fièvre a également contaminé les ventes. VesselsValue indiquait qu’un navire neuf valait 98,3 M$ Mi-octobre contre 96,26 M$ au 1er octobre. Même les plus âgés avaient pris de la valeur : un navire de 15 ans s’appréciait à près de 31 M$ contre 29,27 M$ tandis qu’un navire de plus de 20 ans coûtait près d’1 M€ plus cher que 15 jours auparavant (19,24 M$ contre 18,06).
Une tempête presque parfaite
L’embrasement de ce marché extrêmement réactif aux ondes de choc géopolitiques est lié à un enchaînement de faits, sans lien apparent les uns avec les autres, mais qui se sont déchaînés pour faire galoper les taux d’affrètement journaliers. L’attaque mi-octobre contre un suezmax iranien le Sabiti en mer Rouge ne fut finalement que l’allumette qui a mis le feu aux poudres.
Début octobre, l’intérêt recouvré des investisseurs pour les actions boursières délaissées des transporteurs pétroliers Teekay Tankers, Nordic American Tankers, Frontline et Scorpio Tankers, avait surpris plus d’un observateur alors que rien ne permettait de le justifier. Ces derniers déclaraient encore des pertes en 2018, sanctionnés par des taux de fret au plancher et leur offre excédentaire. L’équilibre précaire que le marché pétrolier est parvenu à restaurer avec peine ces derniers temps (les réductions des exportations du Moyen-Orient, compensées par d’autres pays, ont accru la demande de transport en t/km) ne pouvait pas seul l’expliquer. « Les revenus des pétroliers ont été modestes au cours des trois premiers trimestres de 2019 », indique encore Poten & Partners.
Le facteur géopolitique a bien opéré
Les attaques répétées contre des pétroliers depuis le début de l'année (Grace 1, Stena Impero …) et contre les infrastructures pétrolières saoudiennes – la raffinerie d'Abqaiq et le gisement Khurais (amputant le marché de plus de 5 % de la production mondiale, 5,7 millions de barils par jour) – ont largement perturbé le plus important point de transit énergétique. Ils ont attisé la crainte qu’il faille expédier davantage de pétrole dans le monde au cours des prochains mois. Mais selon les observateurs, le point de bascule des taux fret est surtout à mettre au « comptant » des décisions de l’administration Trump qui a ajouté à la « liste noire » de l'Office of Foreign Assets Control (OFAC) six entreprises chinoises, dont deux entités de Cosco Shipping Energy Transportation (Cosco Shipping Tanker et Seaman & Ship Management), pour violation présumée des sanctions à l'encontre de l'Iran, en l'occurrence pour avoir transporté du pétrole iranien. En conséquence, plusieurs affréteurs de pétroliers ont rejeté tout tonnage chinois.
Combien de navires « hors-la-loi » ?
Les sanctions américaines ont largement contribué à la raréfaction, le nombre de navires échappant au champ d'application des diverses listes noires des États-Unis se restreignant. Selon les données d'IHS Markit Commodities at Sea, les 20 VLCC de Cosco transportent environ 630 000 b/j de pétrole brut vers la Chine, soit une part de marché d'environ 7,6 %. Ajoutant de la confusion, en réaction au durcissement des embargos américains, les principaux affréteurs, tels Unipec, Exxon Mobil, Trafigura, Equinor, ont renforcé leur vigilance à l’égard de navires ayant eu des liens avec le Venezuela au cours des 12 derniers mois.
In fine, selon les données de Braemar ACM, un VLCC sur cinq en activité, un peu plus d'un sixième des suezmax et environ 10 % de la flotte de aframax/LR2 sont désormais considérés comme hors-la-loi pour le commerce international. Une capacité difficile à compenser alors que les acheteurs s'efforcent de contracter suffisamment de VLCC afin de sécuriser l'approvisionnement en pétrole brut du pays, juste avant le pic de demande de la saison hivernale.
Niveau soutenu
Pour toutes ces raisons, et même si les taux ont perdu de l'allant et retrouvé un niveau moins « anormal », Fearnleys comme Cleaves Security soutiennent néanmoins que les tankers vont continuer de se négocier à des niveaux soutenus ces deux prochaines années.
« Le carnet de commandes est à son plus bas niveau depuis 1997, les exportations américaines continuent d'augmenter et la réglementation de l'OMI sur le soufre devrait avoir un impact positif sur l'équilibre du marché de plusieurs façons », indique Cleaves qui prédit que les prix des gros tankers pourraient augmenter de 50 % au cours des deux prochaines années. La proportion croissante de la flotte immobilisée (cf. plus bas) pour se mettre en conformité de la réglementation IMO2020 sur la teneur de soufre, accroît de facto la pénurie. Selon les estimations disponibles, 1,5 % du parc de navires serait actuellement en train d’être équipés de scrubbers et 6 % doivent nettoyer leurs soutes pour recevoir un carburant à faible teneur en soufre avant l’échéance, soit le 1er janvier.
Adeline Descamps
Les délais s'allongent dans les chantiers pour la mise en conformité à l'IMO2020
Les retards s'accumulent dans les travaux de retrofit des tankers, indique le courtier Braemar ACM. Selon ses données, 32 % des VLCC, 23 % des suezmax et 15 % de la flotte aframax /LR2 seront probablement équipés d'épurateurs d'ici la fin 2020. Au rythme actuel, le retrait de la flotte devrait donc se poursuivre pendant une bonne partie du second semestre de l'année prochaine. Plus de 90 % des navires ont été immobilisés plus de quatre semaines dans les chantiers, notamment en raison des retards pris dans les travaux une fois en cales sèches. Ce qui n'est pas sans poser des problèmes juridiques, notamment dans le cadre des contrats d'affrètement à temps.